La maison Allia fête ses 25 ans. Il en aura fallu moins à Gérard Berréby, son fondateur et directeur, pour effacer la marque de céramique sanitaire du même nom et assoir une maison d’édition au catalogue de plus de 400 titres. D’ailleurs Allia en latin ne signifie t-il pas « différent ». Entretien… A près de 25 ans, à quoi ressemble Allia aujourd’hui ? Allia est comme un label de disques. On ne connaît pas un nouveau groupe qui sort un album, mais on se dit que la maison en a sorti d’autres qui étaient bons, donc il faut le découvrir. Ça, c’est vraiment important. Il y a un travail de connexion qui amène les lecteurs à un autre domaine qu’ils ne connaissent pas. Comment avez-vous construit cette maison ? A la création d’Allia, en 1982, j’ai publié un volume. Dès 1992, j’ai publié douze livres par an pour passer ensuite à 15 puis 20 et 25 très vite. Il y a une existence juridique de la maison depuis 25 ans mais l’existence réelle se situe plutôt en 1990 quand j’ai publié un premier inédit, Le Temps du sida, de Michel Bounan. Les choses se sont faites au fur et à mesure, mais je n’avais aucune ligne sinon celle de publier ce que je voulais. Editer à travers Allia reste une démarche personnelle tout à fait subjective et une démarche entrepreneuriale. Il y a beaucoup d’éditeurs sur la place, qui font un très bon travail, mais qui sont des éditeurs salariés. Quand on est salarié, on se doit de maintenir, à travers sa politique éditoriale, un certain nombre d’équilibres internes et externes à la maison d’édition. Ici, je le dis d’une manière un peu provocatrice, c’est le règne du n’importe quoi. Je n’ai pas d’équilibre à réaliser. La question économique est primordiale, mais je n’ai pas à chercher de consensus avec qui que ce soit. C’est comme je veux, avec les auteurs que je veux. Quand on pense qu’en France, 60 à 70 % des ouvrages sont publiés à travers un système de réseaux, de cooptations, de relations…Je ne suis pas capable de faire quelque chose si je ne le sens pas. C’est très injuste mais il y a des gens dont la plume ne me revient pas. Quand j’acquiers les droits d’un Nick Toshes qui écrit Hellfire, la biographie de Jerry Lee Lewis que je fais traduire, je ne dis pas qu’il a fait un travail de recherche philologique extrêmement rigoureux, mais il a une écriture complètement hallucinée qui me fait plonger. Publier des textes aussi variés tout en gardant une grande cohérence dans le catalogue est-il viable ? Evidemment je suis confronté au problème de l’argent. Je n’ai jamais compris la séparation, typiquement française, entre les choses nobles et les choses vulgaires, entre les choses propres et les choses sales. C'est-à-dire les livres et l’argent. Pour être très clair, il n’y a chez moi aucune séparation. Je trouve que les problèmes d’argent ne sont absolument pas sales. Etre éditeur, c’est être commerçant. Si on veut être un éditeur indépendant, il faut avoir une capacité commerciale. Vendre un livre est quelque chose de très important. J’ai pour mission de trouver des lecteurs aux livres que j’édite. Par exemple, pour Ars Grammatica, de David Bessis, je me bats comme un lion et au final cet excellent livre trouve son public. Quelle est la politique d’Allia en ce qui concerne ses auteurs ? Chez Allia, on refuse de publier un auteur qui a déjà été publié dans une autre maison. A une ou deux exceptions près, mon catalogue contemporain n’est constitué que d’auteurs dont j’ai édité le premier livre. Et je suis décidé à systématiser cette politique. Les contrats sont très simples, ce sont les contrats de la Société des Gens de Lettres. Il n’y a pas d’à-valoir à la signature du contrat. Je ne signe que sur manuscrit achevé et pour un seul livre. Ce qui est plutôt inédit dans l’édition… Certains vont dire que chez Allia, ce sont des escrocs, ils payent mal… Evidemment, quand je prends une première traduction, je la paye moins cher que celle d’un traducteur confirmé. La deuxième un peu plus chère et à la troisième, il rejoint le tarif normal. Pourquoi ? Parce que lorsqu’on a affaire à une première traduction, il y a un travail de relecture voire de réécriture à effectuer et c’est également l’occasion de lancer les traducteurs. Où vous situez-vous par rapport aux maisons spécialisées dans les textes philosophiques ? Comment voient-elle le succès d’Allia ? Quand on publie Leopardi ou Pic de la Mirandolle, on constate l’opposition foncière, théorique et analytique, intellectuelle et morale avec ce que font les autres. Nous essayons de montrer les choses de manière différente, simplement on ne fait pas de déclaration publique, on publie des livres. Par exemple, il y a quelques années, nous avons publié un sinologue suisse, Jean François Billeter, qui n’était absolument pas connu. Et puis cet auteur a commencé à prendre du poids, nous avons naturellement publié ses deux livres suivants. Je le retrouve un jour et il me dit qu’il y a un sinologue français qui commence à l’agacer. Mais qu’on ne peut rien dire sur lui puisque François Jullien est une institution. Quelques mois plus tard nous sortons Contre François Jullien. Ce dernier choisit de répondre dans un livre, sans finesse aucune, et passe à côté de la polémique. Cette réponse paraît dans la collection L’Ordre philosophique au éditions du Seuil, dirigé par Barbara Cassin et Alain Badiou. On s’aperçoit que le travail de publication sur la philosophie chinoise que nous faisons s’oppose à celui d’une certaine intelligentsia parisienne. On a choisi Jean-François Billeter presque en contrebande et maintenant ça fout un bordel pas possible sur la place. Il doit y avoir quelque part quelque chose de pourri là-dedans pour provoquer de telles réactions... Revenons à Leopardi : quand on a publié Zibaldone, la préface faisait dix pages et était faite par un jeune homme de 30 ans, Bertrand Schefer. A l’époque, on nous a dit qu’en principe, pour faire cette préface, il fallait prendre le directeur du département italien de la Sorbonne. Ecrire une préface, ce n’est pas un prétexte au couronnement d’une carrière. Vous incarnez une opposition à la mainmise de certains universitaires… Je publie un livre de Marx, Critique de l’économie politique qui est un texte de jeunesse. Dans les années 60, des institutions comme Althusser, Rancière, Balibar se proposaient de « lire le Capital » en le châtrant de la première partie du chapitre consacré au Caractère fétiche de la marchandise. Partie qui servit à Guy Debord pour forger sa notion de « spectacle ». Ces gens voulaient enlever ce chapitre pour présenter un Marx adulte débarrassé des influences hégéliennes… On leur trouve une certaine autorité, des positions que nous tentons de faire tomber. Je ne déclare de guerre à personne mais je veux faire les choses autrement. Faire les choses autrement c’est aussi lancer une collection d’écrits philosophiques à faible coût ? Quand on a commencé à faire entrer dans la collection à 6,10 € des textes philosophiques, on nous disait que pour ces textes, il n’y avait plus de lecteurs en poche et qu’il fallait les vendre à 40 €. C’est le cas pour Giordano Bruno : on a publié deux traités traduits du latin, inédits en français. Quand Les Belles Lettres éditent les œuvres de Giordano Bruno à 50 et 60 €, nous, nous les sortons à 6,10 €. Résultat nous les avons vendus à 7 000 et 5 000 exemplaires. Tout comme il est possible de sortir un premier roman à 6,10 €. Comment enrichissez-vous votre catalogue de titres aussi riches que Melville ou Miller tout en faisant un coup éditorial avec les Miscellanées ? Quand je vais acheter les droits d’un livre à l’étranger et que je vois qu’il y a d’autres éditeurs, je me retire. Ce qui m’intéresse par-dessus tout c’est de faire des choses que les autres ne font pas. Il faut innover. Et puis il ne faut pas oublier qu’on édite aujourd’hui des livres pour les nouvelles générations. On ne fait pas les livres comme on les faisait il y a trente ans. Editer c’est également comprendre son époque, capter les aspirations. Ce qui forge la conscience du métier d’éditeur, c’est le courage. Le courage de se mettre à dos des institutions entières. Le vrai travail intellectuel passe par cette bataille. En ce qui concerne les Miscellanées de Mr Schott, quelle surprise ça a été sur la place quand on a vu un éditeur comme moi le publier. C’est une baffe aux maisons habituées aux best-sellers. Que préparez-vous pour la rentrée de septembre ? Nous sortons un premier roman, Pâle sang bleu, d’Alizé Meurisse, une jeune auteur de 21 ans. Nous publions également L’agent de liaison, le deuxième roman très ambitieux et très réussi d’Hélène Frappat. Au mois d’octobre nous poursuivons avec les Miscellanées culinaires de Ben Schott. Je sors une traduction inédite d’un futuriste italien qui s’appelle Arnaldo Ginna, Les Locomotives avec des chaussettes. Et puis on s’aperçoit qu’on a publié également le Code de Perelà de Palazzeschi et Sam Dunn est mort de Bruno Corra. Avec ses trois œuvres, on se rend compte qu’on a les trois romans futuristes italiens qui ont compté. C’est la même chose avec la musique, on a publié un livre puis deux et aujourd’hui, avec quinze titres, on a tous les grands rock critiques anglo-saxons, à part Lester Bangs que je ne souhaitais pas faire. Tout ce qui paraît depuis en musique est intéressant mais moindre. Parce que nous avons les meilleurs. Photo: ©Valérie Goin
Charles Patin_O_Coohoon
Gérard Berréby Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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