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Entretien avec Jean-Marie Laclavetine
Un homme de lettres � double casquette : auteur de nouvelles et de nombreux romans (Donnafugata, En douceur
) et membre du Comit� de lecture de Gallimard.
Vous �tes � la fois �diteur et �crivain. Cette double identit� : facile � assumer ?
C'est un peu ce dont j'ai voulu parler dans Premi�re Ligne, forme d'interrogation sur cette difficult�-l�. Souvent on m'a demand� si ce n'�tait pas difficile d'�tre � la fois juge et partie comme je l'�tais dans ce
livre. Je n'ai pas du tout le sentiment d'�tre juge, ni partie. Pour faire ce m�tier, il faut �tre suffisamment schizophr�ne pour pouvoir �tablir une cloison mentale �tanche entre l'activit� d'�criture et l'activit� de lecture.
Rentrer dans le monde d'un autre auteur demande beaucoup de souplesse d'esprit�
Cela demande surtout beaucoup de disponibilit�. Chaque manuscrit
�tant diff�rent des autres, on doit rester ouvert. On ne sait pas ce qu'on veut, quand on ouvre un manuscrit. Le bon manuscrit arrive � susciter un d�sir imm�diat et fort chez le lecteur, il faut �tre � l'�coute de ce
d�clic, de cette excitation-l�, qui ne se donne que si l'on est tr�s attentif.
Vous proc�dez par imposition des mains, comme Cyril Cordouan?
Euh� Tr�s peu. Tr�s peu. (Rires
). Non, mais parfois, on a envie de �a. On regarde la pile de manuscrits qui s'entassent sur le bureau et on se dit : "Si seulement je pouvais savoir � l'avance ce qu'il y a, l�-dedans, ce
qui m'attend�" Parce qu'� chaque fois c'est comme un plongeon dans l'eau plus ou moins froide, il faut un temps d'accoutumance, c'est un v�ritable effort d'entrer dans le manuscrit. Parfois on aimerait plus
d'imm�diatet�. J'en ai r�v� � travers mon personnage.
Sans vouloir faire de beuvisme sauvage, vous lui avez donn� beaucoup de vous-m�me : ses agacements furibonds, cette tendresse envers les auteurs anonymes�
Oui. Ce qui m'a pouss� � �crire le livre, c'est la fr�quentation de beaucoup d'auteurs, anonymes ou pas. L'effort �norme demand� par l'�criture n'est pas toujours r�compens� par une reconnaissance
�ditoriale ou publique. Et pourtant, quelle que soit la qualit� du manuscrit, c'est toujours quelque chose qui vient de tr�s loin, comme un arrachement � soi qui inspire le respect et l'estime. Lorsque le
r�sultat est m�diocre, ou du moins jug� tel, c'est une grande cruaut�. Parce que cette douleur-l� n'est pas consolable.
C'est pourquoi vous l'avez d�di� aux auteurs anonymes�
Je voulais leur rendre hommage pour l'�nergie donn�e, qu'ils soient bons ou mauvais, et parler de ce que tous les auteurs ont d'un peu ridicule dans leur pr�tention � changer le monde et leur certitude d'�tre seul �
avoir dit ce qu'ils ont dit, une esp�ce de vanit� enfantine qu'il y a en chacun de nous. J'avais envie de parler de �a, et de m'en amuser.
Vous avez �galement jou� avec les genres et les codes
litt�raires, comme en t�moignent ces passages ins�r�s au d�but de chaque chapitre�
C'�tait aussi un des grands plaisirs que m'a procur� ce livre, m'amuser
avec des textes que j'avais en m�moire, des genres que j'ai aim�s ou pratiqu�s, jouer sur des tonalit�s extr�mement diff�rentes de celle du r�cit. L'origine, c'est la 1�re sc�ne. Je l'avais �crite longtemps
auparavant, elle n'avait rien � voir avec mon sujet mais me hantait : comment l'int�grer ? petit � petit est n�e l'id�e de cette s�rie de chapitres en italiques qui viennent rompre le r�cit et qui trouvent leur
explication � la fin.
Votre livre tranche beaucoup sur des ouvrages comme En douceur�
A chaque roman, j'essaie de trouver une tonalit� nouvelle, une musique
un peu diff�rente, m�me s'il y a des constantes d'un livre � l'autre�
Chaque �uvre serait un monde � part enti�re, avec ses lois, syst�me, coh�rence ?
Absolument. J'attache beaucoup d'importance � cette id�e de
coh�rence, y compris dans les manuscrits que je re�ois. J'aime rencontrer quelqu'un dans un manuscrit, entendre une voix singuli�re, mais �a ne me suffit pas. Je souhaite que l'�uvre existe de mani�re
autonome, construite de mani�re rigoureuse, comme un univers � part enti�re.
Vous avez donn� une vision tr�s sardonique du monde litt�raire, du cirque m�diatique. Pourtant vous y vivez�
Oui, mais je n'ai pas l'impression d'y prendre vraiment part. Je suis totalement solidaire du travail �ditorial de Gallimard, mais beaucoup de choses m'exasp�rent dans le traitement m�diatique de la litt�rature. Il y
a quelque chose d'extr�mement malsain et d�plaisant dans l'avilissement de la litt�rature par le scandale, la provocation � tout prix, la veulerie et la b�tise promues au rang de valeurs litt�raires. Cela peut
exasp�rer, mais aussi pr�ter � rire : c'est ce que j'ai fait dans Premi�re Ligne.
Cela se sent dans le ton de vos livres. Ce refus de la grandiloquence, de l'outrance�
C'est un temp�rament, disons. J'ai toujours maintenu une distance, appelons-la ironique, avec la r�alit�. Ce n'est pas forc�ment une qualit�, d'ailleurs, je suis comme �a. C'est sans doute aussi une limite dans
l'accomplissement d'une �uvre litt�raire. Je crois qu'il faut de temps � autre se d�partir de cette ironie et de cette distance.
Qu'est-ce qui sinon relie vos �uvres entre elles ?
Il y a des th�mes r�currents, sans doute, mais il est difficile de les discerner, m�me avec du recul. A vrai dire, cela ne m'int�resse gu�re parce que ce qui me pousse � �crire, c'est un d�sir inexplicable, qui
n'est en tout cas pas de l'ordre du rationnel. Je n'ai pas envie de montrer quoi que ce soit, ni d'explorer de fa�on syst�matique telle ou telle contr�e int�rieure. Le d�sir d'�crire, c'est une pulsion, un mouvement du corps.
Ecrire, c'est un mode de vie ?
C'est une pr�occupation constante qui implique des choix existentiels. Si on est habit� par le d�sir d'�crire, on ne peut assumer en m�me
temps une vie sociale tout � fait normale. Difficile d'avoir un vrai m�tier et d'�crire� Il faut trouver des arrangements...
Un rapport avec ce que dit Cordouan "Ecrire n'est rien, j'ai essay�. Mais vivre ?"
La question se pose toujours en ces termes-l� pour les gens qui �crivent. Est-ce qu'il faut vivre d'abord ou bien tout consacrer � l'�criture? Je ne pr�tends pas d�tenir la v�rit�, il n'y a que des r�ponses
individuelles. J'essaie de concilier les deux, je n'y arrive pas toujours. Parfois la vie prend le pas sur l'�criture, j'ai envie de voir des amis, de boire un coup, de me consacrer � ma famille. Parfois c'est l'inverse, je
bascule, l'�criture devient tr�s accaparante, d�s lors c'est plus difficile pour les personnes qui vivent avec moi...
Vous faites comme Anita, vous placardez un mot sur le frigo : "Je pars" ?
Oui, �a m'arrive. (Rires.) Disons que j'ai besoin de m'isoler. L'�criture ne peut pas se concevoir sans la solitude. Je pars pendant plusieurs jours dans un endroit o� je suis s�r de ne voir personne, de ne rencontrer
personne. Mais je reviens. Propos recueillis par Minh Tran Huy
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