| | Comment je suis devenu stupide
| | Comment je suis devenu stupide Martin Page Le Dilettante
| Prix éditeur 15.09 francs 218 pages © Le Dilettante , 2001 |
"Il y a des gens � qui les meilleures choses ne r�ussissent pas. Ils peuvent �tre habill�s d'un costume en cachemire, ils auront l'air de clochards ; �tre riches et endett�s ; �tre grands et nuls au basket. Je m'en rends compte aujourd'hui, j'appartiens � l'esp�ce de ceux qui n'arrivent pas � rentabiliser leurs avantages, pour qui ces avantages sont m�mes des inconv�nients.
La v�rit� sort de la bouche des enfants. A l'�cole primaire, une insulte inf�me �tant d'�tre trait� d'intello ; plus tard, �tre un intellectuel devient presque une qualit�. Mais c'est un mensonge : l'intelligence est une tare. Comme les vivants savent qu'ils vont mourir, alors que les morts ne savent rien, je pense qu'�tre intelligent est pire que d'�tre b�te, parce que quelqu'un de b�te ne s'en rend m�me pas compte, tandis que quelqu'un d'intelligent, m�me humble et modeste, le sait forc�ment.
Il est �crit dans L'Eccl�siaste que ''qui accro�t sa science, accro�t sa douleur'' ; mais, n'ayant jamais eu le bonheur d'aller au cat�chisme avec les autres enfants, je n'ai pas �t� pr�venu des dangers de l'�tude. Les chr�tiens ont bien de la chance, si jeunes, d'�tre mis en garde contre le risque de l'intelligence ; toute leur vie ils sauront s'en �carter. Heureux sont les simples d'esprit.
Ceux qui pensent que l'intelligence a quelque noblesse n'en n'ont certainement pas assez pour se rendre compte que ce n'est qu'une mal�diction. Mon entourage, mes camarades de classe, mes professeurs, tout le monde m'a toujours trouv� intelligent. Je n'ai jamais tr�s bien compris pourquoi et comment ils en arrivaient � ce verdict sur ma personne. J'ai souvent souffert de ce racisme positif, de ceux qui confondent l'apparence de l'intelligence et l'intelligence, et vous condamnent, d'un pr�jug� faussement favorable, � incarner une figure d'autorit�. De m�me que l'opinion s'extasie sur le jeune homme ou la jeune fille ayant la plus grande beaut�, pour l'humiliation silencieuse des autres moins bien dot�s par la nature, j'�tais la cr�ature intelligente et cultiv�e. Combien je d�testais ces s�ances o� je participais, malgr� moi, � blesser, � abaisser des gar�ons et des filles jug�s moins brillants !
Je n'ai jamais �t� sportif ; les derni�res comp�titions importantes qui ont fatigu� mes muscles sont les concours de billes � l'�cole primaire, dans la cour de r�cr�ation (�) je n'avais que la force de fouiller le monde avec mon esprit. Trop ch�tif pour le sport, il ne me restait que les neurones pour inventer des jeux de balle. L'intelligence �tait un pis-aller.
L'intelligence est un rat� de l'�volution. Au temps des premiers hommes pr�historiques, j'imagine tr�s bien, au sein d'une petite tribu, tous les gamins courant dans la brousse, pourchassant les l�zards, cueillant des baies pour le d�ner ; peu � peu, au contact des adultes, apprenant � �tre des hommes et des femmes parfaits (�). Mais, en regardant plus attentivement la vie de cette tribu, on s'aper�oit que quelques enfants ne participent pas aux activit�s du groupe : ils restent assis pr�s du feu, � l'abri � l'int�rieur de la grotte (�). La nature, en les mettant au monde, a bafouill�. Dans cette tribu il y a une petite aveugle, un gar�on boiteux, un autre maladroit et distrait� Alors, ils restent au campement toute la journ�e, et comme ils n'ont rien � faire et que les jeux vid�o n'ont pas �t� encore invent�s, ils sont bien oblig�s de r�fl�chir et de laisser vagabonder leurs pens�es. Et ils passent leur temps � penser, � essayer de d�crypter le monde, � imaginer des histoires et des inventions. C'est comme �a qu'est n�e la civilisation : parce que des gosses imparfaits n'avaient rien d'autre � faire. Si la nature n'estropiait personne, si le moule �tait � chaque fois sans faille, l'humanit� serait rest�e une esp�ce de proto-hominid�s, heureuse, sans aucune pens�e de progr�s, vivant tr�s bien sans Prozac, sans capote ni lecteur de D.V.D, dolby digital. (�)
Je suis persuad� que l'intelligence est une vertu partag�e par l'ensemble de la population, sans distinction sociale : il y a le m�me pourcentage de gens intelligents chez les profs d'histoire et les marins-p�cheurs bretons, chez les �crivains et les dactylos� Cela vient de mon exp�rience, � force de c�toyer des brain-builders, des penseurs et des professeurs, des intellectuels b�tes, et, en m�me temps, des gens normaux, intelligents sans certificat d'intelligence, sans l'aura institutionnelle. Je ne peux pas dire autre chose. C'est d'autant plus contestable qu'une �tude scientifique est impossible. Trouver quelqu'un intelligent, sens�, n'est pas fonction du dipl�me ; il n'y a pas de test de Q.I pour d�voiler ce qu'on pourrait appeler le bon sens. Je repense � ce que disait Michael Herr (�) "La stupidit� des gens ne vient pas de leur manque d'intelligence, mais de leur absence de courage".
Une chose que l'on peut admettre, c'est que fr�quenter de grandes �uvres, se servir de son esprit, lire des ouvrages de g�nie, si cela ne rend pas intelligent � coup s�r, cela rend le risque plus probable. Bien s�r, il y a des gens qui auront lu Freud, Platon, qui sauront jongler avec les quarks et faire la diff�rence entre un faucon p�lerin et une cr�cerelle, et qui seront des imb�ciles. N�anmoins, potentiellement, en �tant au contact avec une multitude de stimulations et en laissant son esprit fr�quenter une atmosph�re enrichissante, l'intelligence trouve un terrain favorable � son d�veloppement, exactement de la m�me fa�on qu'une maladie. Car l'intelligence est une maladie." Martin Page
Interview de Martin Page
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