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Rencontre avec Cyrille Pernet : tout un homme
Tout un hiver n�est ni un roman, ni un acte de scandale, ni de l�auto-fiction, ni un simple t�moignage. Tout un hiver (quel beau titre) est un premier r�cit travaill�. Cyrille Pernet, 28 ans, y raconte, certes, la mort de sa m�re et sa descente aux enfers (que la fatalit� situe porte Dauphine, o� il fera le tapin), mais l'ambition litt�raire est l�. Pour de vrai. Et pour de vrai encore, le sujet ne vampirise pas le bouquin. D�ailleurs, n�aurait-il pas fallu que cela f�t plus putassier pour qu�on en parle davantage ? Franchement, cela vaut-il vraiment le coup, Cyrille, de rester int�gre ? Vous, qui vous �tes prostitu�, Cyrille, vous n�auriez pas pu ? Assis sur une chaise en bois d�un caf� tr�s parisien comme il les aime, Pernet parle vite et bien. Il conna�t sa vie, il conna�t son sujet. Et c�est terrifiant, parfois, l�humilit� des gens qui ont l�air de savoir o� ils vont.
Vous �tes assez vivant, enjou�... on a du mal � le croire, apr�s vous avoir lu !
Je r�p�te souvent qu��crire n�a pas de vertus th�rapeutiques, mais �crire me permet de r�sorber le d�calage entre ce que je suis et ce que j'�cris. J�ai v�cu un d�sarroi dont personne n�avait conscience, des choses auxquelles moi-m�me, je n�avais pas acc�s. D�ailleurs, quand des amis ou des gens de famille m'ont lu, ils m'ont demand� si je ne pouvais pas inventer autre chose ! Je ne pensais pas qu�ils ne pouvaient pas y coire. Le d�calage est l�, mais je reste le m�me : je suis toujours border-line mais j�ai d�sormais d�autres moyens expiatoires.
A part quelques articles, on reste plut�t perplexe quant � l'indiff�rence que Tout un hiver a re�u au niveau critique. A votre avis pourquoi ?
Est-ce un t�moignage, un document, un roman ou un r�cit ? Ce bouquin a-t-il un int�r�t litt�raire ou parle-t-il seulement un d'une certaine jeunesse errante ? Il est difficilement identifiable notamment pour �tre trait� dans les pages litt�raires d'un magazine.
D'apr�s la couverture, vous l'identifiez tout de m�me � un "r�cit"...
M�me si l'histoire est vue � travers le prisme d�une exp�rience litt�raire et non pas autobiographique, tout y est vrai. Et dans la mesure o� les �v�nements d�crits se sont pass�s, �a reste un r�cit. Le qualifier de "roman" l'aurait pr�sent� pour ce qu'il n'est pas.
Et ne rien mettre ?
Je n�y ai pas pens�, mais le lecteur s'y serait encore plus perdu. J�aime bien que l�on rattache les oeuvres � un genre, quelqu�il soit. On voit bien que l�espace litt�raire est scind� en plusieurs courants herm�tiques : d�s qu�un �crivain passe d�un genre � un autre, on en fait un �v�nement national. C'est amusant de jouer avec �a, de jouer avec l'espace litt�raire et dire "Bah oui, puisque vous voulez tout classer, bah voil�, je vous m�che le travail : c�est un r�cit."
Vous arrivez � mettre des mots sur les courants litt�raires d�aujourd�hui ?
Je connais peu la litt�rature contemporaine fran�aise, et paradoxalement, je crains beaucoup l�auto-fiction. Quand je parle de tradition litt�raire, c�est avec recul. On ne reste pas sans savoir que ces traditions ont �t� brouill�es par l'ensemble des innovations formelles du XX �me si�cle. Maintenant, qu'en reste-t-il...? Je joue avec le m�lange des genres, et commencer par poser la question "Est-ce un r�cit ou autre chose ?" est un premier pas.
M�me si ce r�cit met en sc�ne ce que vous avez �t�, vous signez d�finitivement la mort de l'auto-fiction ?
Elle peut �tre int�ressante, mais elle sert d�excuse � beaucoup trop de gens qui n�ont pas de projets litt�raires. On se contente de reproduire m�caniquement les sch�mas de Guibert ou d�Angot. Mais �crire, ce n'est ni se soigner, ni t�moigner de son exp�rience. C�est un travail sur la phrase, sur l'�criture. M�me si on se raconte toujours, ce n�est pas en racontant sa vie qu�on se raconte et qu�on raconte la vie du lecteur.
Vous avez cit� Herv� Guibert, Christine Angot... et parl� de travail litt�raire... on peut �voquer Guillaume Dustan ?
Il ne m�est pas venu � l�esprit ! Dustan est un �crivain beaucoup plus int�ressant que ce qu�on en a dit. Il a crystallis� une certaine po�sie, une certaine haine. Par une position volontairement pol�mique, il a cr�� le scandale, mais son �criture reste r�ellement int�ressante. J�ai beaucoup aim� ses trois premiers livres [Dans ma chambre, Je sors ce soir, Plus fort que moi - P.O.L, ndlr] en tant que lecteur, et les trois derniers [Nicolas Pages, G�nie Divin, Lxir - Balland, ndlr] d�une mani�re plus objective et d�tach�e de mon propre plaisir. Tiens, voil� : c�est un bon exemple du m�lange des genres. Il se donne � la fois en tant qu'�crivain, acteur politique et pol�mique, mais surtout, il a su sortir de l�auto-fiction et ouvrir son �criture.
A travers votre r�cit, on sent une aspiration � la chose politique. Etait-ce d�lib�r� ?
Effectivement, on peut en trouver, mais ce n�est pas � moi de le dire et cela reste involontaire. J�ai des prises de position en tant qu�individu, mais je ne sais pas si en tant qu'�crivain je pourrais en avoir... peut-�tre en publiant des articles si on me le demande. Pendant un temps, j'ai assist� � beaucoup de d�bats et r�unions � Lutte Ouvri�re, mais je m�en suis d�tach� � cause du d�calage qu�il y avait entre ce monde et mon mode de vie. Et puis la mani�re dont ce parti �tait structur� ne m'a plus convenu. Ma vie s�est d�r�gl�e, j'ai v�cu dans une errance, et le militantisme n��tait plus possible. Quand on perd pied, on n�a plus la capacit� de tracter le soir � la sortie des bureaux ou de se plier � des horaires.
On ne rentrera pas dans le d�tail de ces "errances", �a ne regarde que vous, mais qu'est-ce qui vous a emp�ch� de sombrer litt�ralement ?
L��criture. J'�cris depuis quinze ans, mais j'ai consid�r� la chose plus s�rieusement, � partir d'un moment. Le milieu que j'ai fr�quent�, pendant ce d�clic �tait particuli�rement bienveillant � l'�gard de toute forme de culture. Cela m�a permis de ne pas avoir d�inhibition.
Aujourd'hui, apr�s avoir publi�, que vous reste-t-il de votre m�re ?
Ecrire ce livre n�a pas chang� grand chose par rapport � ce qu�elle �tait. Quant au personnage que j'en ai fait, il a �t� tr�s difficile � "tenir" dans l��criture. Il fallait rester proche de la vision que j�en avais, sans tirer dans un sens ou dans l'autre, sans faire d'effets. (Silence) C��tait assez agr�able, d��crire sur elle. Son personnage �tait suffisamment complexe, offraient de nombreuses potentialit�s narratives pour travailler dessus sans changer le sens de son existence absolue. S�il elle avait �t� plus nuanc�e, je n�aurais peut-�tre pas eu la maturit� pour en faire un livre. J�ai l�impression que ce personnage se rapproche beaucoup, toutes proportions gard�es, de celui du Livre de ma m�re d�Albert Cohen. La m�me id�e du retour sur le pass�... de la vie qui continue... Quant � ma grand-m�re, je la rapproche de celle de Proust : un personnage burlesque. Ce qui �tait int�ressant � travailler, justement, c�est cette confrontation entre les deux femmes. C�est �a qui dirige le livre.
Vous dites qu'il �tait "agr�able" de l'�crire. On est tent� de ne pas le croire, pourtant...
Le livre parle d�une souffrance, mais au bout d�un moment, c�est devenu un travail sur les souvenirs de quelqu�un qui n�aurait pas �t� moi. En l'�crivant, j'objectivais la personne que j�avais �t� � cette �poque. C�est pour �a que je suis peut-�tre all� un peu vite, tout � l�heure, en disant que l��criture n�avait pas de vocation th�rapeutique puisqu�elle m'a permis de clore un passage de ma vie. Toujours cette ambiguit�...
Tout un hiver ne change rien � ce qu'a pu �tre votre m�re, mais le personnage que vous en faites sublime tout de m�me son existence r�elle, non ?
Je lui aurais b�ti un mausol�e ?! (Silence) Peut-�tre, je n�en avais pas conscience, mais �a me para�t compl�tement logique. Ceci �tant... un mausol�e... sublimer ma m�re... il me semble avoir mis l�accent sur ses d�fauts. Ce que j�ai sublim�, c�est avant tout mon amour pour elle. C'est une d�claration d'amour qui n'a pas pu avoir lieu, il a fallu ce d�tour... c�est une chose � laquelle j�ai pens� quand j�ai vu le livre en libraire. Je me suis dit "Voil�, maintenant, pour quelques semaines - on ne sait jamais quelle sera la dur�e d'un livre-, ma m�re va exister pour d�autres gens : elle existe dans les rayons." Quelque part, son corps est d�j� pourri, �a fait huit ans qu�elle est morte, mais elle est l�. Dans ce livre-l�.
Face � la violence du r�cit, pourquoi n'avez-vous pas adopt� un style plus brut ?
J�ai beaucoup retravaill� pour atteindre une �criture tr�s lin�raire, loin des choses que j'avais l'habitude de faire. Il fallait aller au plus simple. C�est d�ailleurs ce qui est toujours le plus dur, en litt�rature. J�aurais pu aller encore plus loin, faire encore plus simple. Si j�avais eu un an de plus, j�aurais retravaill� �a. Mais il fallait publier, c��tait devenu primordial. Je n�exclus pas de revenir, peut-�tre dans vingt ans, � la r��criture de ce livre.
En "rajouter", dans le style, cela faisait-il partie des dangers � �viter ?
J'ai eu tr�s peur de tomber dans le scandaleux, le complaisant. La premi�re partie relatait d�j� une enfance et une adolescence dans une famille assez pathologique. Et dans la partie finale, la prostitution, j�avais encore plus peur. J�ai beaucoup �pur� d�s qu�il y avait des choses concr�tes, des sc�nes de sexe que j'avais �crites sans m'en rendre compte, pour ne pas tomber dans l'�talage putassier et complaisant. Guibert, Angot ou Dustan, d�ailleurs, ne sont pas des gens scandaleux. J�ai horreur du racolage en litt�rature et par rapport � mon exp�rience, il fallait que je reste int�gre. Le projet �tait principalement autobiographique, et puisque je parlais des grandes vacances dans la maison de mes grands-parents, pourquoi ne parlerais-je pas de ce que je faisais � vingt ans ? La pudeur se distingue de l'impudeur, en litt�rature, par un certain retrait que l'on doit trouver. Fallait �viter le scandale bourgeois : je ne suis pas Emmanuelle ni Madame Claude ! La subversion �tait, justement, de ne pas tomber dans l��talage sordide.
Puisqu'on parle de scandale, justement, quel est votre avis sur l'affaire R�m�s (cf. rubrique Br�ves - Act-up : nouveau censeur) ?
Si je le juge en tant qu��crivain, bon, son livre est pas mal, pourquoi pas, mais je ne suis pas tout � fait d'accord avec les positions qu�il prend dans l�espace publique et politique... Toutefois, il faut savoir entendre, il faut savoir �couter : �a rendrait service � la pr�vention que de ne pas censurer ces gens�l�. C�est tout un chantier qui vient de s�ouvrir vingt ans apr�s le d�but de la maladie. Chacun fait ce qu�il veut avec son corps du moment qu�il ne met pas en danger la sant� des autres ; c�est l� que je m��loigne de R�m�s.
Et sur le d�bat � propos de la prostitution, vous �tes plut�t bien plac� pour parler, non ?
En remettant ce livre du c�t� du t�moignage, on aurait pu s'en servir comme d'un outil p�dagogique. Malheureusement �a n�a pas �t� faitet ce qui est en train de se passer est absolument d�gueulasse. La s�curit� que les gens pouvaient avoir, c��tait de faire �a au grand jour. Les flics �taient l� pour voir que tout se passait bien, qu�il n�y avait pas de bagarre, de racket. Pas de danger physique imm�diat. Si on interdit la prostitution, �a veut dire que �a se fera cach�. Maintenant, �a se passe toujours bien, d'apr�s ce que je sais, mais j�ai tr�s peur de ce qui pourra se passer.
Personnellement, vous rendiez-vous compte des risques que vous preniez ?
Le danger est une des raisons pour lesquelles j�ai arr�t�. Mais � l��poque, la question du danger, vu dans l��tat o� j��tais, avec des tendances suicidaires... la question du danger n��tait pas pertinente. Au contraire, si �a pouvait se finir assez vite, pourquoi pas. J'aurais pu aller plus loin.
Mais c��tait quoi, aller plus loin ?
(Silence) Je ne sais pas : tomber dans la toxicomanie. Ce qui m�a sauv�, � l��poque, c�est de ne pas prendre de drogue, pas d�alcool. Les toxicos qui �taient l�-bas ont tr�s mal fini. D'ailleurs, c'est un endroit o� les gens ne restent pas longtemps.
Maintenant qu'une certaine �poque de votre vie est r�volue, quels sont vos projets ?
J'ai entam� un cycle de courtes nouvelles, dans la fiction, et bient�t termin� un roman qui se passe dans les ann�es 30, � Bordeaux. Je travaille sur des lieux, des �poques que je n'ai pas connus, mais je pense qu�il est crucial de trouver une nouvelle position de l��crivain car celle qu'il occupe � pr�sent ne convient � personne.
Au bout du compte, �tes-vous plus un pass� qu'un avenir ?
Je suis d�finitivement dans le pass�. Les auteurs que j�aime travaillent sur le deuil, le souvenir, la peine, la nostalgie... Je ne fonctionne qu�avec lui ; les choses sont tellement plus belles quand elles sont termin�es.
Tout un hiver, Cyrille Pernet
Ed. Flammarion, 228 p., 16 �
Propos recueillis par Ariel Kenig
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