| | Marc Lambron
| | Etrangers dans la nuit Marc Lambron Grasset
| Prix éditeur 18.45 francs 359 pages © Grasset , 2001 |
On ne sait jamais ce qui peut arriver quand on couche avec une Am�ricaine. Au cours du printemps 1978, j'eus une br�ve aventure avec une �tudiante new-yorkaise qui passait une ann�e sabbatique en France. Comme elle n'avait que dix-neuf ans, Flora me paraissait un peu jeune pour se reposer des fatigues de la vie. J'avais vingt et un ans, une licence d'anglais en poche et pas un rond. Ce qui nous avait
rapproch�s ? Une soir�e � la Main Bleue, mon anglophonie, un go�t
partag� pour les noms propres (j'aimais les archives, elle adorait le
name-dropping), et aussi ce que Flora appelait le c�t� kinky de la
vie, disons ses aspects �pic�s, un peu de traviole. C'�tait assez
innocent, mais il suffisait � Flora d'un passage dans une baraque de
strip-tease de Barb�s, d'un h�tel glauque du c�t� de la place des
Abbesses, de bas r�sille avec porte-jarretelles pour se croire chez
Henry Miller. Cela nous valut de bons moments.
Un lundi apr�s-midi, Flora me t�l�phona. Elle proposait de d�ner le
soir m�me avec des amis de ses parents qui s�journaient � Paris. Un
couple franco-am�ricain, dit-elle. L'expression me parut bizarre. Elle aurait pu s'appliquer temporairement � Flora et � moi.
-�Qui sont ces gens ? lui demandai-je.
-�Il s'appelle Jacques Carr�re et elle Kate Mc Auliffe.
-�La Kate Mc Auliffe ?
-�Oui, r�pondit Flora, un peu d�sar�onn�e par ma question.
Dans le monde de Flora, chaque nom, chaque marque correspondait � une
essence. Le tabac virginien �tait de Virginie et Kate Mc Auliffe �tait
Kate Mc Auliffe.
-�La journaliste ? insistai-je. Celle du Vietnam ?
-�Oui, me confirma une Flora agac�e. Kate Mc Auliffe. Vingt-deux
heures au Palace.
En 1978, voici ce que je savais de Kate Mc Auliffe, essentiellement
gr�ce � la lecture de la presse am�ricaine. Mc Auliffe �tait une
journaliste du New York Times qui avait couvert comme envoy� sp�cial
la guerre du Vietnam pendant les ann�es 1967 et 1968. R�put�s pour
leur probit� et leur implacable respect des faits, ses articles
avaient eu une influence notable sur l'opinion de son pays. En 1976,
elle avait publi� Purple Haze & Raging Boys, le livre de son
exp�rience vietnamienne. Mc Auliffe �crivait � hauteur de bunker. Elle racontait la vie avec les Marines, les patrouilles meurtri�res, les batailles de Dak To et Khe Sanh, le climat hallucinant qui r�gnait dans la province de Quang Tri au d�but de 1968. Le livre cr�a une v�ritable commotion aux Etats-Unis. C'�tait un grand texte sur la
guerre en m�me temps qu'un t�moignage de compassion. La guerre du
Vietnam s'�tait achev�e l'ann�e pr�c�dente et Purple Haze & Raging
Boys r�sonnait comme un requiem pour une nouvelle g�n�ration perdue. A l'�poque o� paraissait l'ouvrage, Kate Mc Auliffe s'�tait engag�e dans la campagne qui fut couronn�e par l'�lection de Jimmy Carter en
novembre de cette ann�e-l�. J'avais vu des photos du Washington Post
la montrant aux c�t�s de Norman Mailer et Bella Abzug. Pour autant
qu'on en puisse juger, Kate Mc Auliffe n'avait pas oubli� d'�tre belle.
J'arrivai au Palace apr�s l'heure dite. C'�tait le moment o� l'on
d�nait autour des tables install�es au premier balcon. Vers minuit, la piste serait envahie de danseurs se tr�moussant sur � I love America � ou � Punky Reggae Party �, mais � cet instant la sono jouait encore doucement. Des filtres jetaient une lueur rougeoyante sur les tables �clair�es aux chandelles. Je rep�rai Flora, robe verte � manches courtes, au milieu de quatre autres convives. Elle me pr�senta � eux.
D'abord un couple de quadrag�naires am�ricains, lui correspondant �
Paris du New Yorker et elle d�coratrice d'int�rieurs. Ensuite les amis de ses parents, Kate Mc Auliffe et son mari, Jacques Carr�re.
Je fus imm�diatement frapp� par Mc Auliffe et Carr�re. Lui �tait un
homme de quarante-cinq ans pass�s qui �voquait invinciblement, malgr�
ses rides, l'�poque o� l'id�al gar�on fran�ais ressemblait � G�rard
Blain ou Alain Delon. Pull l�ger en V-neck sur chemise blanche,
Ray-Ban gliss�es dans le col, le geste viril et amical, Jacques
Carr�re avait d� faire des ravages : tout � fait la d�gaine de ce que
les Am�ricains appellent un easy rider. On le sentait heureux. La nuit avan�ait, nous �tions � Paris, le vin de Bordeaux habillait les verres de sa belle robe chaude.
En m�me temps que Flora me pr�sentait comme son � ami fran�ais � et
que la conversation reprenait, je d�couvrais � la lueur des chandelles le visage de Kate Mc Auliffe. Elle devait approcher les quarante ans et restait d'une beaut� rare. Tr�s brune, mince, Mc Auliffe gardait ce jet� particulier qu'avaient cultiv� quinze ans auparavant certaines idoles de Londres, une Marianne Faithfull, une Julie Christie. Elle �tait am�ricaine mais paraissait avoir hant� l'Europe anglo-saxonne des ann�es 60. A vrai dire, ses traits me rappelaient quelqu'un, je n'aurais su dire qui. Les grands cils, le dessin des pommettes, la m�che balayante avaient quelque chose de fatal. Difficile de l'imaginer dix ans plus t�t dans une casemate vietnamienne au milieu de GI's macul�s de boue... En m�me temps, il �manait d'elle l'�trange douceur de l'intelligence. Kate Mc Auliffe devait savoir mordre, et m�me tant que l'on voudrait, mais la civilisation r�fr�nait en elle ce que le visage des femmes trop belles porte de vengeance. La simplicit� de ses v�tements - un T-shirt et un jean noir -, le timbre un peu voil� de la voix, une fa�on qu'elle avait de regarder avec amusement le spectacle de la nuit, tout respirait l'exp�rience transform�e en d�sir de vivre et de comprendre. Kate Mc Auliffe avait d� traverserplusieurs fois le miroir. J'�tais fascin�.
Flora s'en aper�ut et me jetait des regards sombres.
De quoi parla-t-on ce soir-l� ? Je me souviens d'une conversation
autour de Tom Hayden et Jane Fonda. Le journaliste du New Yorker trouvait l'actrice peu sympathique. Kate Mc Auliffe paraissait
conna�tre et appr�cier Hayden. Ils �voqu�rent l'�poque o� Jane Fonda
tournait Barbarella. � Vadim est un puissant agent d�colorant,
remarqua Jacques Carr�re. Toutes ses �pouses deviennent blondes. � En
les �coutant, je compris la raison de la pr�sence de Jacques Carr�re
en France. Il pr�parait pour la NBC une s�rie documentaire sur
l'�pop�e des GI's am�ricains � travers l'Europe de 1944-1945. Le mari
de Kate Mc Auliffe �tait donc journaliste de t�l�vision.
La sono montait. La conversation devenait difficile. Cinq minutes plus tard, nous descend�mes sur la piste. Les quadrag�naires n'�taient pas en reste. Kate Mc Auliffe dansait avec une gr�ce souple, � la fois d�tach�e et dans le groove. Son mari paraissait prendre du bon temps.
En les regardant, je me disais que l'on ne peut parvenir � une telle
familiarit� avec cette musique, et la danser si bien, sans avoir hant� d'autres clubs, connu d'autres nuits. A un moment, Kate Mc Auliffe adressa un petit geste � Flora. Cela paraissait signifier : vas-y, il prendre le rythme quand il est l�, tu danses avec ce gar�on de Paris et moi aussi je vis avec un Fran�ais. Ce n'�tait qu'un geste
accompagn� d'un sourire, mais il �clatait d'encouragement.
copyright Grasset, 2001 Marc Lambron
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