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Interview de Franck Varjac
Recueil de nouvelles, L'Oeuf et le roc parle de la vie des gens. Tels qu'ils sont. Avec leurs diff�rences, leurs actes de courages, leurs humiliations. Six textes parfaitement retenus autour de six personnages : Jocelyn, Audrey, S�bastien, Bruno, Daniel et Emilie. Chacun porte sa croix et chacun cherchera en lui la force ultime. Et si la force �tait faiblesse ? Et si c'�tait l'inverse ?
Pourriez-vous rebondir sur une de vos phrases, extraite de votre premier roman, L'Agneau chaste : "J'ai besoin de croire que ce qui est invent� peut devenir vrai" ?
Oui... c'est la force de l'imaginaire. (Silence) J'ai toujours fonctionn� comme �a. J'�tais un petit gar�on qui �crivait dans sa t�te pour fuir la r�alit�, sans doute. Mais aujourd'hui encore, j'ai besoin de croire qu'il y a une r�alit� autre que la mienne.
Le parall�le ne vous plaira peut-�tre pas, mais votre �criture est � la litt�rature ce que Strip-Tease est � la t�l�vision, ou Daniel Karlin au documentaire, non ?
Je n'ai rien d'un Poe. On a besoin de rendre compte de la r�alit�, je suis ancr� dedans, et je ne fais que la transfigurer, la sublimer. Je cherche simplement � ce que mes textes parlent � chacun et que �a ait l'air d'�tre v�cu par tout le monde - en tant qu'auteur, c'est l� ma part de cr�ation. C'est pour cela que je limite les descriptions physiques, par exemple. Chacun doit pouvoir construire sa propre histoire. Mon �criture n'est pas th�oricienne.
Mais comment travaillez-vous sur le r�el que vous d�veloppez ?
Je peux pas vous r�pondre sur les myst�res de l'inspiration. La premi�re nouvelle, Jocelyn, vient d'une rencontre qui m'a touch�. Ce gar�on avait une double vie, et Dieu sait s'ils sont nombreux. Alors j'ai imagin� tout un univers autour de lui. En revanche, au sujet de la nouvelle sur l'enfant handicap�, j'avais simplement l'id�e de faire rencontrer deux maternit�s, deux amours diff�rentes. �a vient, c'est �a, c'est comme �a. (Silence) �a prend du temps pour atterrir sur le papier. L'Agneau chaste non plus, n'est pas autobiographique. Peut-�tre qu'un jour, j'�crirai sur des exp�riences v�cues mais pour l'instant, je n'y pense pas beaucoup. Je prends un �norme plaisir � inventer des personnages... Ceci dit, je me suis rendu compte qu'il y avait dans ces nouvelles des �l�ments tr�s intimes. Dans la nouvelle sur le fils, par exemple. Le petit gar�on porte atteinte � la vie de son p�re en faisant tomber sur sa t�te une statuette. Et mon p�re, lui, est mort d'une rupture d'an�vrisme c�r�bral. En �crivant, je ne m'�tais pas rendu compte que je faisais mourir mon personnage de la m�me mani�re que mon p�re.
Vous parlez tout de m�me de sujets pour le moins d�licats. Ne faut-il pas s'y approcher de pr�s dans la vraie vie pour �crire au plus juste ?
Je traite de la trisomie dans la nouvelle "Emilie" et pourtant je ne connais aucun enfant atteint de cette maladie. J'avais simplement l'envie de parler de la diff�rence, de l'acharnement pour �tre heureux � tout prix, et de confronter l'amour de deux m�res.
Puisque l'on parlait de votre p�re, comment expliquez-vous cette quasi-omnipr�sence de personnages masculins ?
C'est ce que me disait Colette Lambrichs, mon �ditrice. Que je parlais mieux des hommes que des femmes, mais ce n'est pas un hasard. Je pense que les univers masculins me sont plus �nigmatiques, ou bien que je me pose moins de questions, peut-�tre, sur les femmes. Gr�ce aux femmes, les hommes sont oblig�s de baisser leur garde et de se regarder autrement, de se r�concilier avec leur part lunaire.
Le pouvoir f�minin, lui, n'a cess� de grandir au XX�me si�cle. Est-ce pour cela que tous vos personnages masculins sont un peu d�rout�s ?
J'ai un id�al de soci�t� qui serait l'�galit� en droits, en lois et en devoirs. J'adh�re compl�tement aux combats f�ministes, sur ce qui a �t� fait et sur ce qui se fait encore. Je trouve m�me parfois qu'elles ne vont pas assez loin. J'esp�re un pouvoir partag� mais je n'ai pas l'impression que face � �a, les hommes sont perdus... ou alors ils l'ont toujours �t�s. Et apr�s tout, c'est plut�t bien d'�tre d�stabilis�.
Vous avez d�finitivement beaucoup de compassion, non ?
Oui, s�rement. Je pourrais passer des heures � �couter les gens parler de leur vie, comprendre comment ils s'en sortent dans leur vie. Et tous les personnages de ce recueil sont les n�tres : on peut �tre le p�re d'un enfant handicap� ou d'un enfant abus�, m�me si �a peut �tre choquant ou extraordinaire. Mais il n'y a pas de vie ordinaire. Il n'y a pas tellement de diff�rences entre nous. Chacun cherche sa part d'amour, essaye d'avoir un travail, des activit�s passionnantes, ne pas s'ennuyer. Ce qui est int�ressant, c'est de voir comment chacun se d�brouille avec �a. Comment on s'arrange avec notre pass�, nos histoires, nos romans familiaux. Mes personnages ne sont pas "marginaux" - d'ailleurs ce mot ne me convient pas du tout - mais ils vivent des moments de crise int�ressants. Boris Cyrulnik parle tr�s bien de la "r�silience", c'est-�-dire la capacit� � r�sister aux chocs, ce qui se dit aussi bien pour les mat�riaux que pour les hommes. On peut �tre d�truit par des �v�nements dramatiques comme en sortir grandi. C'est le sens du titre : l'oeuf ou le roc. On a tous cette ambivalence chez nous.
Vous n'�tes donc pas d'accord avec Houellebecq quand il d�clare qu'il ne se passe vraiment rien, dans la vie des gens.
Qu'est-ce qu'il est dur ! (Rires). Tout d�pend si l'on parle du verbe "faire" ou du verbe "�tre". Les cheminements int�rieurs sont souvent plus mouvement�s qu'il n'y para�t. Mais peut-�tre que tout le monde n'a pas cette vie-l�. Ceci dit, au niveau des �v�nements qui peuvent arriver, c'est vrai qu'il ne se passe pas grand chose.
Est-ce par ce qu'il ne se passe rien, justement, que vous c�toyez les lignes de la morale ?
Peut-�tre y a-t-il une part de provocation dans mon �criture, mais je ne la cherche pas. Ce serait un syst�me d'�criture. Ce qui me pla�t, c'est qu'on puisse dire les choses car il y a un grand danger au non-dit. La soci�t� a ses tabous salutaires, mais toute v�rit� est bonne � dire. Il faut seulement choisir le bon moment, et avoir le bon interlocuteur. Pour la premi�re nouvelle, par exemple, j'ai tenu � ce qu'elle ouvre le recueil. Il fallait parler de cette r�alit� de drague [Jocelyn raconte la vie d'un type qui fait une rencontre d'un soir avec un homme tandis qu'il vit avec femme et enfants, ndrl]. La crudit� des premi�res phrases peut d�router, mais les portraits que je peux �crire sont toujours � charge et � d�charge.
Avec L'Agneau chaste, vous touchiez un sujet tr�s sensible (lire notre chronique), la p�dophilie...
Je m'�tais attach� dans une premi�re version � l'histoire de l'adulte. Je voulais d�crire son itin�raire et son processus, mais j'ai �chou�, il �tait trop loin de moi. J'ai cherch� de la documentation et il n'y avait pas grand chose. Alors j'ai �crit du point de vue de David, l'enfant. Mon tabou est peut-�tre l� : �crire sur des personnages qui me sont trop �trangers. On parlait alors de plus en plus de p�dophilie alors que le livre �tait d�j� �crit et la r�action face � �a a �t� int�ressante : quelques journalistes ont eu peur qu'on les assimile � des p�dophiles, mais L'Agneau chaste n'est pas un roman p�dophile. Ce qui peut choquer, c'est qu'un livre parle de la sexualit� d'un gar�on de treize ans. Notre soci�t� n'admet pas leurs fantasmes. L'Oeuf et le roc traite de sujets br�lants, encore, mais cela permet de d�dramatiser.
Pour conclure, entre l'oeuf et le roc, o� en �tes-vous ?
(Rires) Je crois que je m'en sors pas mal ! Je revendique mes deux parts. Ce qui est bien, c'est de ne rien cadenasser. On parlait des hommes tout � l'heure : je crois que des g�n�rations d'hommes ont cadenass� des parts d'eux-m�mes. Il est temps qu'ils se r�concilient avec eux-m�mes.
L'Oeuf et le roc, Franck Varjac
Ed. La Diff�rence, 144 pages, 15 � Propos recueillis par Ariel Kenig
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