| | Ta m�re dans un livre !
Qui peut nier au latin vulgaire, � la langue fran�aise, la capacit� de faire cro�tre, sur deux racines diff�rentes, un seul mot polys�mique, dont les signifi�s se confondent � tel point qu�il est juste de les recevoir en un m�me signifiant ? M�re, substantif, � femme qui a mis au monde un ou plusieurs enfants �, h�riti�re de la mater latine, tu portes en toi la puret� d�un adjectif f�minin, � m�re �, forg� sur son anc�tre mera, qui d�note la finesse, l�immacul�e primaut�. M�re, pure, premi�re face � la Femme, tentatrice �ve qui corrompt l�homme par une pomme, accept�e dans la noblesse apr�s avoir donn� naissance, dans un rituel d��l�vation qui ne peut �tre que souffrance : � Tu enfanteras dans la douleur � maudit Dieu (III,16). M�re, pure, premi�re face � celle consid�r�e comme la femme originelle du Livre, Lilith, qui quitte Adam pour Ez�chiel, sourde � la menace du Cr�ateur pr�t � sacrifier cent enfants chaque jour qu�elle passerait loin de son promis. La premi�re femme fut l�anti-M�re ; aux suivantes de la racheter.
Tout sur la m�re
D�j� dans la trag�die de Sophocle, �dipe, qui d�couvre tout de son pass�, ne se cr�ve les yeux qu�apr�s avoir trouv� sa m�re pendue dans le palais. Victime expiatoire, elle a laiss� le mal se commettre : or elle ne peut que dispenser le bien. Dans la litt�rature occidentale, la Vierge s�imposera donc comme mod�le, qui �rige l�amour maternel comme naturel et instinctif, v�cu dans le sacrifice et dans l�abn�gation. Une m�re doit �tre pure, irr�prochable, symboliquement vierge, quand la femme est � peine reconnue. Image r�v�e des enfants parant celle qui donne naissance d�une omnipotence bienveillante : � M�re est le nom pour Dieu sur les l�vres et dans le c�ur des petits enfants � (Tackeray, La Foire aux vanit�s). Si cette conception perdure encore au d�but du XX�me si�cle chez les romanciers traditionalistes, La Nouvelle H�lo�se, o� Jean-Jacques Rousseau plaide pour une maternit� �clair�e, signe l�av�nement romanesque de la m�re comme fin et non plus comme simple moyen (d��ducation des futurs adultes, m�les de pr�f�rence).
Stimul�s par le contexte d��mancipation des femmes, les auteurs du si�cle dernier conjuguent la figure maternelle au pluriel (m�res bourgeoises, filles-m�res, m�res ouvri�res�) et bouleversent la grammaire jusqu�� interroger l�utilisation du verbe d��tat, fondateur-m�me de leurs fictions : �tre ou ne pas �tre m�re, la femme pose la question. La statue d�boulonn�e par la psychologie ou la sociologie, la figure peut prendre forme humaine. Aimante et contest�e. N�ud gordien du souvenir qui se penche sur son enfance. G�nitrix chez Mauriac connu pour mettre en sc�ne des m�res sans c�ur. Amour impossible dans Le Livre de ma m�re de Cohen o� l�enfant abandonne l�chement sa source et restera tortur� par le remords.
Comme quand ma m�re partait le soir�
Car �voquer la m�re, c�est faire surgir l�enfance. Que celles-ci hantent la litt�rature autobiographique et autofictionnelle du XX�me si�cle conduit � d�couvrir le but recherch� par l��criture : l�auteur couche dans ses mots la source de tous ses maux, premier �ge dont l�all�gorie s�impose, douloureuse ou mythifi�e. Les �crivains face � eux-m�mes trouvent souvent leur g�nitrice dans le reflet du miroir.
Acm� du d�sir de m�re, le narrateur d� � la recherche du temps perdu ne peut s�endormir sans un baiser du soir dont le manque confine � la cruaut�, un soir que sa dispensatrice s�attarde avec des invit�s dans le jardin, si proche et pourtant inaccessible, responsable du vide ressenti par l�enfant, que l�auteur cherchera � combler. En la d�crivant comme la nature, aimante, Colette �crira Sidonie comme � le principal personnage de sa vie �. Romain Gary, quant � lui, instruit par le d�senchantement des rencontres, constate en 1960 dans La Promesse de l�aube: � il n�est pas bon d��tre aim�, si jeune, si t�t. [�] Avec l�amour maternel, la vie vous fait � l�aube une promesse qu�elle ne tient jamais. �
Mais dans des aurores teint�es de cr�puscule, la m�re ne fait parfois aucune promesse dans une posture qu�elle s�applique � tenir. Brasse-Bouillon hait donc Folcoche qui le d�testa la premi�re et dont l�agonie est observ�e, dans Vip�re au poing, un sandwich � la main. La douleur de la haine totale est-elle cependant moins aigu� que celle de l�incompr�hension consciente d�un Guibert effondr� � l�annonce de l�ablation d�un sein de sa m�re, � comme si on faisait un mal fou en portant atteinte � la chair qui m�avait donn� la chair �, et incapable de lui frictionner le dos, dans un non-contact embl�matique de la non-compr�hension (Le Mausol�e des amants) ? Demi-droite ouverte sur l�infini du possible, la vie n�en garde pas moins une borne maternelle, jug�e fondamentale ou ni�e dans son r�le, � partir de laquelle le g�om�tre trace toujours sa ligne.
Tout auteur est la m�re de son livre
Question de la m�re, difficult� de son absence, interrogation sur le v�cu intime de sa position. Montaigne parlait de ses livres comme de ses propres enfants : homme ou femme, tout auteur est la m�re de son livre en ce qu�il le porte en son sein et le donne au monde souvent avec douleur. �tre en g�sine, l�exp�rience de la cr�ation l�am�ne peut-�tre � effleurer l��preuve maternelle. Ou � se fondre dans la douleur de son inexistence. Encore accentu�e dans les instants aux connotations de rassemblement familial. � - Et l�. � c�est comme un nid sans plume, sans chaleur, / O� les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur ; / Un nid que doit avoir glac� la bise am�re� / Votre c�ur l�a compris : - ces petits sont sans m�re. / Plus de m�re au logis ! � et le p�re est bien loin ! � Arthur, 15 ans� � Les �trennes des orphelins �, po�me de Rimbaud.
Olivier Stroh
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