La ferme des animaux ?
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L'enfance et ses souffrances, ses joies, ses doutes. Au fil de ces 140 pages et une dizaine de chapitres vifs où se déploie une écriture incandescente, Justin Torres signe une entrée percutante en littérature.
Qu'elle soit humaine ou animale, la fraternité est avant tout une expérience physique : on s'étreint, on se côtoie, on se heurte aussi. Tout particulièrement entre frères de sang. Sans pacte à conclure, sans charte à rédiger, l'union est naturelle, en principe. Car au-delà des disputes quotidiennes, des invectives et des taquineries ponctuelles, il s'agit bien de faire front commun : contre les parents, contre l'ennui, contre la stigmatisation éventuelle - d'autant plus flagrante et avérée lorsque l'on se trouve appartenir à une communauté portoricaine qui a le tort d'être minoritaire et forcément un peu visible dans le Nord du continent américain...
Ainsi pénètre-t-on d'emblée comme dans un jeu de quilles, dans l'univers violent - heureusement parfois entrecoupé de douceur, plus rare et souvent mal calibrée - de Manny, Joel et leur petit frère. Un quotidien disloqué, marqué par la défaillance de parents tout juste entrés dans l'âge adulte, à peine capables de prendre soin d'eux-mêmes et encore moins de leur progéniture. Pour tenir, il leur faut s'unir. Et agir, se mouvoir presque comme un seul homme. D'où ce choix, aussi radical que frappant, de les faire s'exprimer par l'intermédiaire du pronom « on ». « On », non pas comme une entité impersonnelle mais comme une voix, l'agrégation d'énergies qui convergent et font bloc. Un pour tous, tous pour un : ce credo pourrait s'apparenter à un lieu commun mais s'applique plus que jamais à ces trois frères qui s'efforcent de pallier les défaillances d'une mère psychologiquement instable, d'accompagner leur père entre deux absences et de poursuivre leurs rêves.
« Mais maintenant, je sais que Dieu a semé du propre dans le sale. Toi, Joel et moi, on est juste une poignée de graines que Dieu a jetées dans la boue et le crottin de cheval. On est seuls. »
Un chœur antique plongé en pleine modernité, donc ? Quoi que... S'ils vivent entourés d'éléments indiquant leur appartenance au XXIe siècle (voiture, téléphone, télévision), les trois garçons semblent évoluer comme en retrait du monde, dans une sphère dotée de sa propre temporalité. À tel point qu'il paraît même impossible d'imaginer ce que serait la journée-type de ces garçons. Une impression renforcée par la construction même du texte, tout en ellipses, écarts et scansions. Ecartant tout marqueur temporel précis, même si l'on comprend parfaitement que ces 180 pages accompagnent les trois frères au fil du chemin crucial qui les fait irrémédiablement passer de l'enfance à l'adolescence, Justin Torres conçoit ses chapitres comme des instantanés photographiques. Des flashs dont certains peuvent sembler anodins, d'autres cruels, d'autres encore simplement puérils, mais jamais insignifiants, toujours fondateurs pour le narrateur. Aussi faut-il accepter l'étourdissement que cette absence de linéarité structurée peut induire à la lecture des premières pages pour adopter la pulsation de ces réminiscences qui, telles les pièces d'un puzzle, s'agenceront toujours plus nettement, toujours plus cruellement aussi, jusqu'à la révélation finale. C'est d'ailleurs la force de cette construction en ellipses que d'appeler le lecteur à un décryptage actif pour qu'il s'immisce dans les vides, en déchiffre les non-dits et devienne un partenaire actif du processus de création littéraire.
Fuir, là-bas, fuir
Et si imprécision temporelle il y a, le bouleversement est également géographique. Car les références à la proximité de New York ont beau affleurer à plusieurs reprises, c'est à des kilomètres, en retrait de la civilisation urbaine qu'ils semblent vivre. En l'absence d'autorité parentale structurante, la nature environnante, omniprésente, opère comme un lieu d'apprentissage et un refuge. Qu'il s'agisse d'aller y libérer des cerfs-volants, de se baigner dans un lac des environs ou de s'enterrer dans un trou boueux mi-tombe, mi-terrier, c'est au contact des éléments, comme les animaux, qu'ils grandissent, tentent de s'affirmer et de se frayer un chemin vers un ailleurs ignoré et inconnu. Problème d'ancrage dans ce pays ? D'appartenance à une communauté, un clan ? Quel que soit ce symptôme, il est frappant de constater à quel point il est partagé par tous les membres de cette famille pour qui la fuite semble l'unique horizon souhaitable : tentatives de fugue des trois frères ; escapade en Espagne, fantasmée et avortée au bout de quelques kilomètres, de la mère ; souhait du père, sans cesse répété, d'un détachement de cette terre de laquelle ils ne proviennent pas et ne parviennent pas à appartenir... Fuite également de la pesanteur de cette famille, rassurante un temps, mais étouffante par sa dysfonctionnalité, sa surcharge et son déséquilibre émotionnels. Cet arrachement devient synonyme de survie pour le plus jeune frère, davantage mû par la lecture que par la natation... Et paradoxalement, c'est dans la dissolution de leur union que se révèle leur appartenance au genre humain, dans ce qu'elle a de plus cruel.
Car si elle est innée, la fraternité s'entretient, se travaille, se consolide. Ou s'effrite.
Aussi, lorsque le « on » se fragmente, que le « je » se désolidarise pour clamer et affirmer une individualité dérangeante, surgit une gêne bien humaine à laquelle cette famille par certains considérée comme animale, n'échappe pas. Ceci en dépit du rejet dont ils ont eux-mêmes pu souffrir en tant que minorité ethnique. Comme si l'expérience de l'intolérance ne suffisait pas à inculquer la tolérance...
Le monde des bêtes est peut-être sans pitié. Celui des hommes, paralysé par un attachement à une normalité sociale formatée, apparaît toutefois fondamentalement et désespérément cruel. Mais aussi noir que soit l'univers de Justin Torres, le rythme de son écriture dégage une telle énergie qu'une fois remis de l'inévitable K.O. qui suit cette lecture, l'on ne peut qu'être saisi, habité et stimulé pour se révolter contre les codes sociaux. Par les mots, de la même manière que ses personnages par moments vêtus de tenues de camouflages récupérées de l'armée, belligérants en temps de paix pour accéder à une reconnaissance, Justin Torres met tous nos sens en alerte. Comme une invitation au qui-vive permanent...
Vie animale
Justin Torres
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Laeticia Devaux
Éditions de l'Olivier
140 p. - 18 €