La saison de la fin
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Les Mayas ont prédit la fin du monde pour le 12 décembre 2012. On ne sait toujours pas ce qu'il en sera. Chez Stéphanie Hochet, c'est le gouvernement britannique qui a délivré une mystérieuse Annonce, n'augurant rien de bon, pour le 21 mars d'une année non déterminée mais évidemment suffisamment proche pour susciter angoisse et projection. Comment se comporter lorsqu'un tel compte à rebours est enclenché ? C'est ce que l'on observe entre, Londres, Paris et les grandes terres d'Ecosse dans les pas de Tara, Patty, Alice Simon et Ecuador, entre autres.
Comment vivent les Hommes lorsqu'ils savent leurs jours comptés ? Faut-il tendre à la prostration, la rumination voire l'auto-appitoiement et tenter un bilan de son existence ? Est-il mieux de fuir tout questionnement, avec la volonté certes un peu puérile mais certainement salutaire, d'effacer l'échéance fatidique ? Ou convient-il au contraire, en pleine conscience, d'empoigner l'existence, d'en convoquer les potentialités et d'en profiter pleinement ?
S'il n'y a évidemment pas de règle à édicter en la matière, ces comportements se trouvent à peu près tous convoqués dans le roman de Stéphanie Hochet. Car s'il ne saurait se réduire à un roman d'anticipation, Les éphémérides est incontestablement un roman aussi pré-apocalyptique. D'autant plus troublant que - si le futur en question n'est pas temporellement daté - il est incontestablement suffisamment proche pour que l'on puisse presque s'y reconnaître, au moins le comprendre, et s'y projeter... avec un certain effroi, au départ du moins. Et c'est une autre force de ce texte que de ne distiller les indices qu'au compte-goutte, appliquant en cela les recettes des plus grands maîtres du suspense.
À leur image, Stéphanie Hochet maintient une tension, distille avec parcimonie et talent références aux « événements », indices et signes mortifères, faisant du lecteur le complice d'une imminence dont il ignore la teneur précise mais devine la dimension dramatique.
Margaret Thatcher n'est plus de ce monde mais les gens s'en souviennent encore, pas seulement dans les livres d'histoire. Londres est toujours la capitale de l'Angleterre et Paris celle de la France. Quant aux êtres humains qui habitent cette temporalité, ils semblent animés des mêmes envies, désirs et besoins que nous.
Science ou fiction ?
À la différence des scènes de panique, de précipitation et de cohue qui animent habituellement les romans traitant d'une telle thématique de fin du monde, Les éphémérides suit les pas de personnages avançant envers et contre tout dans leur existence. Et si parler de totale sérénité à leur égard serait sans doute exagéré, tous sont mus par une étonnante détermination que l'approche des « événements » ne sauraient faire dévier. Bien au contraire. Puisque la Fin est à portée de main, tout semble permis. Les priorités s'inversent, la temporalité s'accélère, mais la vie demeure présente et les interdits érigés par des autorités appelées à disparaître sous peu n'appellent qu'à être enfreints. C'est dans un tel état d'esprit que semblent se trouver Tara et Patty : couple libre et étonnant de deux fortes femmes retirées dans un grand domaine des Highlands, unies par amour et par un projet, aussi fou que glaçant, qu'elles s'attachent à mener à bien depuis quelques années, secrètement cachées aux confins de leurs terres retirées : créer une race de chiens surpuissants. Manipulations génétiques, recherche de la puissance, de la perfection et de la maîtrise des organismes vivants... Les préoccupations qui animent Simon, le cousin de Tara, ne sont pas si éloignées. Lui aussi partage dans une certaine mesure ce souci de manipuler, de capter et de maîtriser une forme d'essence de la vie. Artiste-peintre à plein temps depuis quelques années, le cri est son obsession. Comme dans le laboratoire de sa cousine, il a développé dans son atelier un outillage spécialisé, visant à lui permettre d'outrer et de saisir les rictus extrêmes de ses modèles.
Savants fous, solitaires intempestifs, ces personnages ne sont pas pour autant totalement coupés du monde. Ils croisent et partagent aussi des moments et de bonheur avec des êtres manifestement empreints de vie : Tara et son ex-compagne Alice et plus encore sa petite nièce Ludivine, et surtout Simon avec la mystérieuse et magnétique Ecuador. Aussi sont-ils loin d'être marginaux. Mais plus familiers de l'étrange et des marges, ils semblent moins affectés par la proximité de la catastrophe annoncée. Peut-être le fait d'avoir renoncé de longue date à toute forme convenue d'existence atténue, voire annihile-t-il leur souffrance à cet égard. La fin qui leur serait proposée ne serait ainsi qu'une apothéose. C'est encore plus flagrant dans le cas de Simon qui, ayant appris qu'il était affecté d'un mal irrémédiable, ne peut que prendre du recul et relativiser une perspective qui ne se limite à pas à son être mais affecte tout le monde. Un mal qui devient rapidement secondaire...
Loin de ressasser marronniers et poncifs du genre de l'anticipation et de la science-fiction, Les éphémérides propose ainsi une grande œuvre romanesque en même temps qu'une subtile réflexion sur le pouvoir, la corporalité, la normalité, habilement empoignée et dominée par des personnages essentiellement féminins. Peut-être une façon de boucler la boucle, de revenir à l'origine du monde pour évoquer la fin du monde ?...
Surtout une façon de rappeler qu'à éternellement jouer à se faire peur, multiplier les informations angoissantes, on risque de passer à côté de sa vie. Sans se couper du monde ou se voiler naïvement la face, décaler le regard et penser à vivre avec intensité peut également réserver de belles surprises... Et l'Apocalypse envisagée ainsi se transformer en renaissance. Car, avant d'être un roman de la catastrophe, Les éphémérides est avant tout un hymne inattendu à la vie. Une alerte bienvenue par les temps qui courent.
Les éphémérides
Stéphanie Hochet
Rivages
212 p. - 17 €