Tandis que je respirais encore
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Avec Même les chiens, troisième roman très attendu de Jon McGregor, le jeune Britannique confirme son immense talent d’écrivain. Un texte d’une insolente modernité.
« Ecoutez et vous l’entendrez ». C’était en 2002, la première phrase d’un roman qui allait faire beaucoup parler de lui : If nobody speaks on remarkable things (Fenêtres sur rue, Ed. Rivages, 2007). Son auteur ? Jon McGregor, un Britannique d’à peine 25 ans, qui débarque dans le paysage littéraire avec une maîtrise stylistique digne d’un cador. Le roman est sélectionné pour le Man Booker Prize, et devient lauréat des prix Betty Trask et Somerset Maugham. Avec sa construction procédant par plans successifs – très inspirée de l’écriture scénaristique –, le culot d’impliquer le lecteur dans le récit avec force injonctions et cette manière si particulière de jouer au narrateur qui doute par instants du déroulement des faits, If nobody speaks on remarkable things fait l’effet d’une bombe. Le jeune romancier veut donner à voir et à entendre ; c’est explicite. Mais son écriture s’adresse indubitablement aux lecteurs patients, prêts à le suivre dans les couloirs en apparence enchevêtrés du récit.
En 2006, c’est la parution de So many ways to begin (Il n’y a pas de faux départs, Ed. Seuil, 2008). On reconnaît d’emblée la pâte de l’auteur de If nobody speaks on remarkable things. Mais la technique romanesque s’est perfectionnée : les dialogues et la prise de parole impromptue sont piqués dans le tissu narratif, donnant naissance à un texte à la fois complexe et parfaitement structuré. Tous les chapitres se réfèrent à un objet conservé par David, le personnage principal du roman, objet lié à un événement structurant de son existence. La réussite du roman tient dans la tension toujours maîtrisée entre des événements datés et l’intemporalité des sentiments qu’ils font naître chez le protagoniste. L’introduction du livre, qui résume en quelques pages la vie de la mère de David, constitue un petit chef d’œuvre. Le secret chez Jon McGregor est omniprésent, vouant les uns et les autres à la solitude. Il y a comme un lointain rappel des romans et des nouvelles d’Edith Wharton dans les descriptions faites par Jon McGregor de personnages rongés par les non-dits, descriptions déliées au fur et à mesure d’un récit d’une redoutable efficacité. So many ways to begin est à son tour sélectionné pour le Man Booker Prize…
Le sens de l’empathie
C’est Christian Bourgois qui publie le troisième roman de Jon McGregor en cette rentrée littéraire 2011 : Même les chiens. Le titre du livre, traduction littérale de l’anglais (Even the dogs, 2010), expose la quintessence même du motif du texte. L’écrivain revient avec son cortège de « ratés », de « paumés », de « marginaux »… Avec cette empathie, cette bienveillance – la suprématie de la curiosité sur le jugement ? – qui caractérise aussi ces deux premiers romans.
En cinq chapitres, qui conduisent le lecteur de la découverte du corps de Robert dans une ville non située du Nord de l’Angleterre à sa crémation, en passant par les étapes obligées de la salle d’autopsie et du tribunal, l’auteur donne à entrevoir la vie d’un homme de notre temps qui a sombré dans l’alcool après le départ de sa femme et de sa fille… Donne à voir, avec pour leitmotiv « Nous voyons » (je, tu, il, nous voyons… à travers le récit), et à entendre, car l’existence de Robert est dévoilée par les voix des personnes qui l’ont côtoyé dans les mois qui ont précédé sa mort. Danny, Steve, Mike, Ant, Heather, Ben, Laura : tous des toxicomanes hébergés par Robert en échange de petits services ; tous des êtres dont la vie a basculé à la suite d’un événement tragique. En racontant la déchéance de Robert, c’est leur propre solitude qu’ils mettent à nue. Sont-ils seulement encore en vie ces personnages physiquement et psychiquement brisés, obsédés par la dose qui leur permettra de supporter les heures à venir ? Peu importe, en vérité. Leur misère, leur grandeur, leur lutte sont invisibles au plus grand nombre. Leur agonie passe inaperçue ; vivants, ils étaient déjà des fantômes. Même les chiens…
Modernité versus actualité
Il y a du Tandis que j’agonise dans ce troisième roman… Dans le choix d’un réalisme qui ne renonce devant aucune description. Mais du William Faulkner teinté d’une couche d’abstraction, d’un fantastique subtil à la James Kelman, l’autre auteur de chevet de Jon McGregor – si l’on en croit ses interviews. Même les chiens est, à mon sens, plus difficile d’accès que le précédent roman de l’écrivain britannique. Mais l’Eleanor de Il n’y a pas de faux départs, l’épouse de David enfermée dans une dépression chronique – personnage d’une finesse psychologique remarquable –, est bien la grande sœur de Robert et de sa bande d’amis de providence.
Ce qui ressort au final de la lecture de ce roman, c’est la certitude d’avoir découvert un écrivain qui a atteint une certaine maturité dans son écriture et qui fait preuve d’une éclatante modernité, que ce soit dans le traitement des sujets, dans la structure romanesque ou dans le style, qui se fait ici plus dru, plus efficace encore. « La modernité en art c’est l’action des meilleurs sur les meilleurs, c’est-à-dire le contraire de l’actualité, qui est l’action des plus mauvais sur les plus mauvais », écrivait Marina Tsvetaïeva dans Le Poète et le Temps. Indéniablement, Jon McGregor fait partie de cette première catégorie d’artistes… En témoignent les propos de Colum McCann : « Jon McGregor est un écrivain qui laissera une empreinte considérable dans la littérature mondiale. En vérité, c’est déjà fait. ».
Même les chiens
Jon McGregor
Traduit de l’anglais par Christine Laferrière
Ed. Christian Bourgois
276 p. – 18 €