Un roman russe
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Emblématique du destin de nombreux Juifs russes ou baltes qui ont fui le communisme après avoir échappé au nazisme, le périple des Krasnansky nous entraîne de Riga à Rome où ils stationnent, toujours mus par l'espoir d'atteindre l'Amérique. Une saga historique et familiale orchestrée par le nouvelliste canadien David Bezmozgis.
Certains ont fui le nazisme ou en ont été victimes. D'autres, du fait de leur nationalité, l'ont un temps combattu avant de se recentrer vers des combats politiques plus intérieurs. Le destin des Juifs russes et des pays baltes a ceci de particulier qu'au combat contre l'antisémitisme a succédé et s'est ajouté celui contre le totalitarisme communiste. Ceux qui avaient échappé aux pogroms nazis n'étaient en effet pas pour autant sortis d'affaire. Pour peu qu'ils soient communistes, ils avaient ainsi toutes les chances d'être victimes des purges ou de la suspicion des apparatchiks du Parti. Et ceci jusqu'à peu de temps encore avant la Perestroïka. La déportation heureusement évitée par leurs ancêtres s'est alors transformée en exil, seule perspective pour ces engagés aspirant à un monde libre.
Décider de partir est une chose. Trouver une destination accueillante en est une autre. Qui plus est si la foi n'est plus un moteur et que la perspective d'adopter le mode de vie des kibboutz ne correspond pas tout à fait à l'idéal envisagé. Pour les Krasnansky, Juifs lettons peu adeptes du discours sioniste, Israël n'est ni un rêve, ni un choix. Comme aux temps de la conquête de l'Ouest, le mythe américain fonctionne toujours et exerce un pouvoir d'attraction bien plus fort sur eux. Ainsi Samuil, retraité plus qu'avancé, entraîne-t-il dans son sillage sa smala de plusieurs générations. Un sillage qu'il trace, depuis Riga, au fil de nombreuses voies ferrées d'Europe de l'Est et du Centre avant d'atteindre la capitale italienne.
Tous les chemins mènent à Rome...
... Au moins au début. Car s'il n'est pas évident que le plus court chemin de Riga aux Etats-Unis passe par l'Italie, Rome était néanmoins l'étape obligée des Russes errants, en partance pour l'outre-Atlantique. Une étape d'une durée souvent plus longue que prévu. Pire, indéterminée. Car ne pénètre pas sur le continent américain qui veut. Et les formalités, lorsqu'on a soixante-cinq ans passés de surcroît, s'avèrent aussi lourdes et sinueuses qu'incertaines. Car bien qu'accuellis et chaperonnés par le HIAS (Hebrew Immigrant Aid Society) les voies de l'administration demeurent impénétrables.
Dans ce temporaire présent qui se prolonge en terre étrangère, tous les membres de la famille Krasnansky se voient alors mis à contribution pour assurer la survie du groupe. Contraignant chacun à redoubler d'inventivité, à multiplier les expédients, ce temps long et incertain exacerbe la solidarité familiale, les ressources inconnues dans lesquelles chacun s'en va puiser mais aussi les travers et les faiblesses de ces individus aux trajectoires uniques. Ce séjour italien, qui se prolongera finalement près d'un an, demeure un éternel entre-deux, une promesse des bonheurs qu'il laisse entrevoir. En contrepoint ressurgit inévitablement un passé dont les souvenirs, propices aux doutes et à la nostalgie, rythment les chapitres du Monde libre, reconstituant les parcours des différents membres de la famille : celui du grand-père Samuil, qui a combattu les Allemands aux côtés de son frère Reuven pendant la deuxième guerre mondiale ; celui de ces deux fils Alec et Karl, dont l'adolescence a été marquée par un militantisme communiste empreint de rêves, ou encore celui de Polina, l'épouse d'Alec, qui a rompu un premier mariage, quitté sa famille et fait confiance aux Krasnansky...
Si David Bezmozgis n'a nullement besoin d'une caution de véracité ou d'expérience historique, on devine aisément que le destin de sa propre famille n'est pas très éloigné de celui des Krasnansky. Et si ce n'est la sienne, il est certain que de nombreuses autres ont connu un chemin similaire.
Roman polyphonique - de par sa narration et son ampleur - et familial, cette saga aux accents par moments un peu mélodramatiques se trouve malgré tout investi d'une réelle dimension de témoignage. Et l'on ne peut s'empêcher d'être ému, interpellé et touché par le destin de ces Juifs qui semblent frappés au sceau de la fatalité de l'errance. D'autant plus qu'au-delà de la situation spécifique de ce peuple surgissent des questions aussi profondes et contemporaines que celles des apatrides, de l'intégration et de la compréhension des autres - à l'image de ces langues que les immigrés se doivent d'apprendre successivement au fil de leur errance et de l'espoir d'une compréhension universelle un temps nourri par cet esperanto dans lequel conversaient les deux frères Samuil et Reuven, à l'unisson de l'Internationale qui résonnait alors. Reste à voir où les lendemains continueront de chanter...
Le monde libre
David Bezmozgis
Ed. Belfond
Traduit de l'anglais (Canada) par Elisabeth Pellaert
22 € - 408 p.