24 Jan 2010 |
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Deux hommes, deux femmes, de nombreuses possibilités et surtout la littérature comme horizon commun. Dans son troisième livre, Antoni Casas Ros poursuit son investigation des rapports entre la littérature et la vie et propose une variation à quatre voix sur ses effets salvateurs et destructeurs. Antoni Casas Ros entretient un rapport extrême, quasiment fusionnel avec la littérature. En 2008, lors de la parution de son premier roman, Le théorème d’Almodovar, il est demeuré invisible, ne se pliant au jeu des interviews que par la voie distante des e-mails, donnant naissance aux supputations les plus folles quant à la réalité de son existence. Nombreux sont ceux qui ont cru que derrière ses textes pourtant écrits en français se cachait Enrique Vila-Matas. Le mystère n’est pas totalement levé mais ce doute à peu près disparu. Comme un pied de nez à cette rumeur, Casas Ros fait d’ailleurs de l’écrivain barcelonais un personnage secondaire mais fondamental, tenant son propre rôle, dans Enigma, son nouveau roman. Roman parce qu’il est présenté comme tel, bien que l’une des particularités de ce texte soit bien de ne rentrer dans aucune catégorie classique : curieux mélange de création fictionnelle à partir de quatre destins croisés qui finalement se rencontrent, d’exercices d’admiration envers des écrivains qu’il révère et cite à maintes reprises (outre Vila-Matas, Bolaño occupe une place récurrente dans son panthéon) et d’une entreprise para-littéraire interrogeant sur un mode narratif la compatibilité de la pratique de cet art avec un mode de vie sociable, une auto-réflexion à travers ses doubles quant à son statut d’écrivain. Fantômes et reflets Venons-en donc à l’histoire. Ricardo, Naoki, Joaquim, Zoé : ils sont quatre, reclus dans une certaine solitude. Moins une solitude de réclusion misanthrope - bien que chacun porte en lui une blessure ou un secret encore très à vif - qu’une solitude de création qu’ils rompront lorsqu’ils auront trouvé leur(s) alter ego. Poète, professeur, étudiant et lecteur, nul n’est besoin ici de révéler leur parcours précis. Seul compte leur passion commune pour les grands auteurs, connus mais surtout méconnus, et une volonté assumée de dynamiter un certain conformisme et une forme d’auto-complaisance du milieu littéraire contemporain. Le moyen ? Une ambitieuse et sulfureuse opération de terrorisme littéraire requérant une maîtrise de tous les maillons de la chaîne éditoriale, de la rédaction à l’impression en passant par la distribution. Quelque chose en eux de Bartleby Aussi déterminés qu’ils puissent paraître, le chemin est sinueux avant que ne se concrétise cette entreprise. À l’image du héros de James Joyce, ou des écrivains négatifs de Vila-Matas, ces personnages – le professeur Joaquim au premier chef – sont velléitaires plus que volontaires, préfèrent « ne pas » plutôt que d’être déçus. Écrivains ou éditeurs, ils privilégient l’inachèvement en lieu et place d’une réalisation dont la médiocrité leur pèse plus encore que la production. Quitte à l’imposer de force, sollicitant l’imagination ou le libre-arbitre du lecteur plutôt que de laisser les personnages maltraités par des fins jugées indignes. Multipliant les clins d’œil, les échos et les mises en abîme, Casas Ros bâtit une fable en forme de plaidoyer pour la Littérature comme mode de vie, de refuge qui serait réservé à des happy few, sur le mode d’une confrérie médiévale dont les membres se reconnaissent entre eux par les codes secrets, les mots clefs étant les noms de leurs auteurs favoris. Le propos pourrait sembler vaniteux et sectaire si Casas Ros ne posait pas sur ses personnages un regard aussi compatissant par moments qu’ironique à d’autres, rompant ainsi la spirale de l’autosatisfaction des lecteurs et artistes initiés et incompris qui se barricadent dans leur tour d’ivoire. Il boucle d’ailleurs la boucle en se mettant lui-même en scène, sans jamais pencher du côté de l’autofiction, mais en références subreptices, puisque son nom apparaît au détour des pages, telles les apparitions caméo hitchcokiennes. À multiplier les jeux de miroirs, on risque toutefois de s’y heurter, ou de ne pas réfléchir un éclat aussi brillant que les grands maîtres. Cet écueil n’est pas tout à fait évité : l’enchâssement et la narration des relations (dialogues et ébats sexuels un peu caricaturaux) entre ses personnages étant souvent outrée. Reste tout de même un vibrant hommage à ses maîtres en littérature, Vila-Matas au premier chef, en contrepoint d’une réflexion sur le processus et les motivations de l’écriture. Et dans le fourmillement actuel des romans à clef, au moins a-t-il le mérite de ne pas céder à cette tentation des sobriquets et initiales, se contentant de cultiver le mystère à lui autour de lui-même, l’auteur. Enigma
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