Thomas Pynchon, demi-Dieu caché de la littérature depuis pres d'un demi-siecle et dont le résolument immense Contre-jour (Ed. Seuil) nous a ébloui,révèle à Zone les secrets de la création dans une interview exclusive. Incroyable mais vraie ? Non. Croyable mais fausse. Bienvenue dans la lumière. Il y a des écrivains qui fuient les médias, d'autres qui s'en repaissent, alors que votre identité reste un mystère pour beaucoup. Vous êtes peut-être la dernière énigme vivante sur cette Terre. Une sorte de trou noir... C'est intéressant que vous évoquiez les trous noirs. Vous n'êtes pas sans savoir que le monde risque de s'évanouir sous peu dans un de ces paradoxes spatio-temporels ? Euh... En ce moment ont lieu en Suisse - pays le moins soupçonnable de vouloir détruire le monde, ils ont donné plus de banquiers que de dictateurs à la planète - des expériences de physique fondamentale au LHC [Large Hadron Collider, le successeur du Synchrotron, inauguré au moment où ces lignes paraissent, NDLR]. Une sorte de gigantesque partie de stock car : cet instrument de près de 27 km de diamètre provoque intentionnellement des collisions microscopiques entre les éléments les plus fondamentaux de la matière, pour in fine trouver la particule ultime, qui résumera toute recherche en physique fondamentale menée depuis une centaine d'année. Le Graal des physiciens bientôt à portée de lentille... Incroyablement vaniteux de la part de l'Humanité, non ? Hé bien figurez vous que certains prédisent lors de ces expériences la formation de mini trous noirs, capables sur le papier l'aspirer la planète entière et de la recracher on ne sait où quelque part entre ici et maintenant et un futur proche dans les environs d'une étoile sans nom. Alors avant que les physiciens tirent la bonde, je vous conseille de faire vite : à l'heure où je vous parle, nous sommes, comme le chat de Shraödinger, tous en sursis. Dommage que je n'ai peut-être pas le temps de l'écrire, cette histoire a quelque chose d'ultime. Je vais peut-être sauter les questions sur la vie privée en ce cas... Vous êtes parfaitement sûr pour cette histoire de fin du monde ? Non mais qui le serait ? Les statistiques sont des amantes capricieuses. Ca me rappelle d'ailleurs la saillie d'un critique américain - je crois que c'était Arthur Salm - qui disait en substance : "Pynchon a simplement choisi de ne pas être une figure publique, une attitude qui détonne si puissamment avec la culture contemporaine que si Pynchon et Paris Hilton se rencontraient un jour- l'imaginer je l'admets dépasse l'entendement- l'explosion matière/antimatière qui en résulterait vaporiserait tout ce qui existe d'ici à Tau Ceti." Il est toujours rassurant de savoir que l'on tient le destin du monde dans la paume de la main... Si les Suisses ne me devancent pas, bien sûr. Nous vivons dans un mode qui a invente sa fin. Le XXème siècle a transformé le corps humain en une passoire à rayonnement électromagnétiques : X, gamma, Infrarouges, Ultraviolet... La médecine et la découverte de la radioactivité ont ramené l'ensemble du corps à la somme de ses parties, qu'elles soient organiques ou subatomiques. Depuis Hiroshima, nous sommes tous devenus les ombres portées du feu nucléaire - comme ces victimes japonaises dont on n'a retrouvé qu'une trace de suie après l'onde de chaleur qui les a soufflé. La probabilité de la fin du monde nous a tout de même frolé à plusieurs reprises ces dernières dizaines d'années. Je vois dans votre notice biographique que vous avez participé à l'époque de la Guerre froide à l'écriture de la notice des Minuteman, de gigantesques missiles à ogive nucléaire développé par les USA en réponse à l'escalade russe. En un sens, vous avez plus fait en tant qu'écrivain pour la paix dans le monde que Salman Rushdie avec ses pamphlets contre l'extrêmisme. Je me garderai bien de porter un jugement sur Salman Rushdie, qui est un ami, ni ne confirmerai cette rumeur qui remonte au temps où je travaillais en tant que rédacteur chez Boeing à Seattle. Le monde daignera peut-être malgré tout se souvenir de la notice technique baptisée Toghetherness que j'ai écrite dans Aerospace safety [En décembre 1960 p6-8, pour les amateurs, NDLR]. Si vous avez lu mon premier roman V qui décrit, entre autres, l'attaque de Londres par les V2 nazis pendant la seconde guerre mondiale, vous n'ignorez pas que les missiles balistiques sol-sol sont un sujet d'inspiration comme un autre. Un des personnages de V arrive d'ailleurs à prévoir le point de chute des V2 pendant le Brennschluss londonien parce que l'arrivée des missiles lui provoquent des érections. Erotiser des engins de mort, vous allez un peu loin, non ? Pas plus loin que les gens qui lustrent leur voiture tous les dimanches. En tant qu'artiste, vous n'êtes nulle part et, dans le même temps, vous vous insinuez partout : un réalisateur de films pornos californien porte même le nom de l'un de vos personnages, Benny Profane, un des protagonistes de V, et vous êtes liés avec quelques groupes de musique très underground, comme Lotion ... Médiatiquement, ça s'appelle une gestion de la pénurie, non ? Ou moins romantiquement, un attrait pour la tranquillité. Au risque de me répéter, je pense que le terme de reclus est une nom de code entre journalistes et qui signifie n'aime pas parler aux reporters. J'ai pour la juger toute la distance qui me sépare de cette humanité médiatique et je tiens à garder intact ce cordon sanitaire. L'actualité tant réelle que virtuelle n'est que l'écume des choses, je travaille quant à moi sur la tectonique de l'inconscient collectif, les temps géologiques de la modernité. Ou plutôt de la post-modernité puisque c'est l'école littéraire à laquelle j'appartiens - et que j'ai d'ailleurs plus ou moins créée, d'après mes exégètes. Il est d'ailleurs étonnant étonnant de voir à quel point la détestation du marketing dans laquelle je me tiens ressemble fort à une communication réussie. Sans bouger le petit doigt médiatiquement parlant, j'ai l'impression de susciter autant d'envie et d'interrogations que si j'avais un équipe entière de spin doctors pour travailler à mon image : ça en dit long sur la compétence des communicants. Enfin, je me comprends. "Bientôt ils vont s'en prendre à tout, pas seulement aux drogues mais à la bière, aux cigarettes, au sucre, au sel, au gras, ce que tu veux, tout ce qui serait susceptibles d'être agréables aux sens, parce qu'ils ont besoin de contrôler tout ça. Et c'est ce qu'ils vont faire." (In Vineland, 1989). Comme Don deLillo, connu pour avoir prédit le 11 septembre, vous vous êtes fait une spécialité dans les visions sociétales ? Il ne fallait pas être grand devin pour voir dans le conservatisme reaganien les prémisses de la dictature sanitaire dont nous constatons l'émergence actuellement dans tous les pays du monde qui ont les moyens financiers et informationnels de régenter les corps de leurs citoyens. L'Esprit étant déjà contingenté, l'argument du beau, du bon et du sain est imparable. Avec l'augmentation de l'espérance de vie, on s'ennuiera plus longtemps, voilà tout. Vos romans ont des cadres mais pas aucunes limites spatiale ni temporelles, vous avez inventé une sorte de "pan-écriture" que beaucoup de vos suiveurs ont ensuite imité. Humour affleurant sans cesse, profusion de détails, de lieux et de personnages : on frise l'hystérie ! Ce n'est pas trop à la fois ? Peut-être mais certainement infime par rapport à ce qui nous entoure. Regardez de quelle façon l'humanité est changée par l'afflux de données, nous y baignons et elles finiront par nous résumer mieux qu'une métaphore ne pourrait le faire. Je me contente de volumes, certes immenses à l'échelle d'un livre, mais limités matériellement par la taille de l'ouvrage, si gros soit-il. Les 1000 pages de Mason&Dixon; ou de Contre jour ne sont qu'une brève histoire d'un temps fini et romanesque. Vous parlez de panécriture mais est-ce que Google n'est pas en train de tuer tout suspens ? Avec de telles quantités de données - nous parlons ici de pétaoctets - [des milliards de millions d'octet, NDLR] il n'y a plus de trous à combler : l'ellipse n'existe plus, il suffit d'observer en intégralité les grands ensembles à l'oeuvre ! Guerres, modes, univers... Plus de besoin d'histoire ou de théorie pour comprendre le monde, le behaviorisme suffit. Tout n'est que flux. Est-ce que la fin de l'Histoire, que les scientifiques ont prédit dès la chute du mur de Berlin, n'est pas aussi la fin de toute narration ou en tous cas sa mutation en quelque chose de neuf ? Chose extraordinaire, aucun film n'a été tiré de vos romans à l'heure actuelle. Les scénaristes sont ils trop timides ou vos œuvres sont elles par essence inadaptables ? Mais j'espère bien être inadaptable, jeune homme. L'image ne me sied pas. Je préférerais être adapté en musique : un album concept double face comme on en faisait dans les années 70. Ou une pompe à la main gauche de Thelonious Monk, impossiblement rythmée et suprêmement mélodique. Je lui dois d'ailleurs l'incipit de mon dernier roman Contre-jour : "Il fait toujours nuit, sinon on n'aurait pas besoin de lumière". Magnifique. Tenez, à propos d'obscurité... Dans Mason & Dixon, vous écrivez : "If America was a person,— and it sat down,— Lancaster town would be plunged into a Darkness unbreathable" (Trad: si l'Amérique était une personne et s'asseyait, la ville de Lancaster serait plongé dans une irrespirable pénombre"). Puis en 2006, dans votre dernier opus Against the day (Contre-jour, Ed. Seuil) : " If U.S. was a person, and it sat down, Columbus, Ohio would instantly be plunged into darkness "... Vous ne répondez donc pas à la vraie question : Où se trouve l'anus des USA ? Si l'aigle américain était bicéphale, comme celui des Tsars de toutes les Russies, il ne serait pas exclu qu'il possède également deux rectums. Mais si vous me poussez à trancher, je pencherais plutôt pour Mianus, à Greenwich dans le Connecticut. Votre dernière "apparition" remonte à une épisode des Simpsons ("Diatribe of mad housewife") où votre avatar portant un sac papier avec un point d'interrogation sur la tête s'écrie à l'encontre des passants : "Pynchon a aimé ce livre autant qu'il aime les photos", à propos d'un roman qu'a écrit Marge. C'est la seule trace auditive que l'on ait de vous à ce jour ! Mes intonations sont surement en lieu sûr dans quelque Babel gouvernementale, aux disques durs de taille "borgesienne" ... Mais puisque vous semblez vraiment paranoïaque, je vais vous donner un peu de grain à moudre : savez vous que c'est mon ancêtre William Pynchon, à peine débarqué de l'Essex par bateau, qui a fondé Springfield en 1636 ? Ce même Springfield où vit toute la famille Simpson. Alors est ce que mon apparition dans le dessin animé est un vraiment un hasard ? Je vous laisse cogiter. Toute coïncidence prend un sens: la paranoïa est le mode d'accès le plus gratifiant à la réalité, la théorie a minima de la realite, c'est pour cela qu'elle a autant de succès chez les schizophrènes et les hommes politiques. Mais même ce penchant, si absolu et entier soit-il, peut se retourner sur lui-même. car sa nature binaire implique in fine de trancher : soit tout est lié, soit rien ne l'est... il faudra que les hommes finissent par se décider un jour ou l'autre. Si il est un jour prouvé que ce qui nous entoure est le fruit du hasard et non le résultat d'une volonté supérieure - qu'elle soit divine ou gouvernementale - alors pour les paranoïaques et les religieux, ce sera le début de la fin. Zone vous remercie, M. Zelazny. Bien tenté. Mais notre seul point commun est d'être né à cinq jours d'intervalle en 1937. Cherchez encore. Propos recueillis - selon toute probabilité - par Laurent Simon
Zone Littéraire correspondant
Thomas Pynchon Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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