Il n'est qu'à savourer ces livres pour s'en convaincre en toute bonne foi : elle sait inventer des situations cocasses, et en tirer des histoires qu'elle peut raconter avec une jubilation évidente. Cela peut commencer avec un bout d'os humain dans une crotte de chien, un grand 4 noir, inversé, peint sur treize portes d'un immeuble, un hêtre qui pousse en une seule nuit dans un jardin, des objets laissés au centre de cercles tracés à la craie bleue sur les trottoirs avec une phrase autour, " Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ? "... Et tout cela avec style. Par exemple, page 12 de son dernier opus, " Sous les vents de Neptune" - [...] Le vieux baron est passé aux aveux. Complets, limpides. - Trop limpides, dit Adamsberg en repoussant le rapport et en attrapant le journal qui reposait proprement plié sur la table. Voilà un dîner de famille qui tourne à la boucherie, un vieil homme hésitant, empêtré dans ses mots. Et brusquement, il passe au limpide, sans transition ni clair-obscur. Non, Danglard, on ne signe pas cela. Quelques lignes plus tard, le personnage le précise à nouveau : " Je vous le répète, nous n'avons pas de clair-obscur, et cela, c'est impensable. La volte-face est trop nette et la vie n'est jamais si tranchée. Il y a donc tricherie, à un endroit ou à un autre. " Le clair-obscur, comme en peinture, art choisi par Jo Vargas, sa soeur jumelle. Et dans ce clair-obscur, des fulgurances rieuses. Page 28 du même ouvrage : - Mais la victime ? dit Danglard en tournant la tête. Où est la victime ? - Ici, dit Adamsberg en pointant son torse. Répondez-moi. Qu'est-ce que c'est ? Danglard secoua la tête, mi-dérouté, mi choqué. Puis l'absurdité onirique de la situation lui parut soudain si plaisante qu'un pur sentiment de gaieté balaya sa rogne. Il se sentit empli de gratitude envers Adamsberg qui non seulement ne s'était pas formalisé de ses insultes, mais lui offrait ce soir, très involontairement, un moment d'exceptionnelle extravagance. Et seul Adamsberg était capable de distordre la vie ordinaire pour en extraire ces incartades, ces courts éclats de beauté saugrenue. Que lui importait alors qu'il l'arrache au sommeil pour le traîner par un froid mordant devant Neptune, à plus de minuit ? [...] Ceux qui n'auraient pas encore lu, ni compris ou simplement ressenti l'inventivité du style chez Fred Vargas ne peuvent accéder à sa vision décalée d'un monde qui l'est déjà. Et c'est bien à une tentative de rééquilibrage que nous assistons à chacune de ses publications : rien de tel qu'un regard oblique pour un monde de travers, n'est ce pas ? Chez elle, les chaudières stoppent toute forme d'activité, comme si l'objet n'était pas si inanimé que ça, comme s'il avait une âme. C'est la vision d'Adamsberg qui confère une vie à cette chaudière, évidemment, et sa façon de penser qui transpire dans le style employé à cet effet. Adamsberg est un flic qui travaille surtout à l'instinct et qui aime regarder les nuages, ces merveilleux nuages chers à Baudelaire. Un " pelleteux de nuages " qu'on l'appelle même, au Canada. Les personnages secondaires sont aussi bien traités que les protagonistes, et cette sympathie confiée aux êtres de fiction se ressent chez d'autres auteurs publiés aux Editions Viviane Hamy : François Vallejo et sa " Madame Angeloso ", ou encore Dominique Sylvain et son couple incongru d'enquêtrices coriaces fortement nourries de l'univers Vargassien (eh oui, osons le mot), dans " Passage du Désir ", son dernier polar en date, à découvrir d'urgence. Indubitablement, il y a quelque chose de Fellini chez les personnages inventés par tous ces auteurs. Quelque chose qui dépasse la réalité pour mieux nous la rendre crédible, pour nous permettre de comprendre que la réalité se dépasse souvent elle-même, nous dépassant du même coup, et ce qu'on le veuille ou non. Ainsi, Fred Vargas a le goût de la formule, et sa tournure d'esprit convient exactement aux intrigues qu'elle choisit de narrer à chaque fois. Une adéquation idéale entre le fond et la forme, en quelque sorte, la preuve qu'elle fait partie des auteurs de polars qui écrivent bien, comme aiment à le répéter ceux qui bossent dans la matière en question, sur le langage et ce qu'il y a autour, c'est-à-dire la réalité extérieure. Cela dit, la réalité est toujours extérieure, à bien y réfléchir, mais c'est un autre débat. Bien écrire, ici, correspond surtout à l'alchimie du ton juste avec les mots justes, cela ne fait plus aucun doute. Deux métiers en une seule passion, celle de l'enquête humaine Avant d'être devenue la romancière qu'on connaît, Fred Vargas était donc archéologue, et l'est toujours d'ailleurs. Traqueuse d'ossements d'animaux pour mieux identifier les sociétés passés et enfouies dans les profondeurs de l'humus oublieux. Entre cette science et la création littéraire, un pas. Elle l'a franchi avec aisance et circonspection, et c'est presque sans sourciller qu'on retrouve des personnages d'historiens dans ses romans : " Debout les morts " compte trois originaux qui oeuvrent dans la recherche historique, et rien que pour ça, le roman vaut la peine d'être lu. Bien sûr, il y a le mystère, celui de l'arbre qui a poussé en une seule nuit pour ceux qui ont bien suivi depuis le début, mais l'art majeur de Fred Vargas est de stratifier l'intrigue. Ainsi se voit-on intrigué par l'intrigue (vertu de toute intrigue, a priori), mais également par ceux qui vivent l'intrigue. L'extravagance se faufile partout en ses pages, dans l'écriture comme dans le propos. Extra-vagance : errance au-delà, en dehors de, à l'extérieur de (la norme ?). Avouons-le : les trois historiens sont des excentriques à leur manière. Ex-centrique : qui se trouve hors du centre. Et le centre de chacune de ses histoires étant une enquête policière, Fred Vargas se donne le droit de flâner autour, comme peut le faire le commissaire Adamsberg. Comme elle a raison. Cela lui permet de fouiller plus loin dans l'humain, de ratisser large, pour faire des trouvailles insoupçonnées dans le champ du romanesque. Et entre une mère chimiste et un père nourri de surréalisme, la fameuse liaison entre raison et instinct, esprit logique et âme artiste, se fait beaucoup plus claire. L'élément fort chez cet auteur demeure sa recherche du détail qui fait l'environnement de l'humain. C'est, pour la plupart du temps, un végétal ou un animal qui révèlent l'homme où se cache la pire espèce. Les loups dans " L'homme à l'envers ", les rats dans " Pars vite et reviens tard ", un hêtre (qui pousse dans le jardin en une seule nuit, donc) dans " Debout les morts ", un chien dans " Un peu plus loin sur la droite "... Cette manière d'amener la fiction à donner de la vérité sur notre nature permet surtout d'identifier et non de punir toutes les formes que peut endosser le mal. La punition dépend du monde de la Loi, et c'est la résolution d'une (en)quête qui tient avant tout en haleine ici. On est proches du mythe, et c'est en vrai labyrinthe que se parcourt chaque roman de Fred Vargas, avec son lot de héros grecs et de minotaures. Les quartiers libres : plus personnel et ravageur C'est en juin 2001 que Fred Vargas propose au public son " Petit Traité de Toutes Vérités sur l'Existence ", avec des majuscules partout, s'il vous plaît. Et encore une fois, comme elle a raison. Derrière ces majuscules, c'est sur le ridicule de toutes les situations problématiques qu'elle essaye d'ironiser, et c'est en pleine connaissance de cause qu'elle adopte un ton " primesautier, voire légèrement distrayant " (page 23). " Car sans distraction, point n'est possible de faire avaler les aphorismes les plus ardus à l'être humain " (page 24). C'est pourquoi les oeuvres majeures ne sont pas lues, bien sûr (Nietzsche, par exemple). De la distraction, donc. Et si flâner autour du centre de l'intrigue participait de cette distraction qui nous permet de mieux cerner le mystère ? Petites ruses, gros résultats, n'oublions pas. Ni la fameuse mallette de survie, ni la joyeuse familiarité avec laquelle elle nous est proposée. En fait, ce livre aère le réel : elle écrit elle-même cette expression page 76 en citant sa sienne soeur jumelle, Jo. Ces pages sont comme des fenêtres ouvertes sur autre chose que la connerie ambiante aurais-je envie d'écrire. Et ça fait du bien de respirer un peu. La date est importante, notons-le bien : juin 2001, trois mois avant les attentats du 11 septembre. Y aurait-il eu un effet d'anticipation sur la bêtise humaine ? Une mise en garde philosophique et amusée, face à ce que l'Histoire allait subir ? L'écrivain est un témoin dit-on, mais parfois se cache en son oeil un visionnaire. En juin 2003, un deuxième essai voit le jour et s'intitule " Critique de l'anxiété pure ". Encore une fois, elle touche juste, elle tape dans le mille, au coeur de la cible humaine : la peur, vague parente de la raison. C'est vrai, un être déraisonnable a beaucoup moins peur que la cartésien le plus rationnel, du moins a-t-il peut-être moins de tracas. Mais qu'entend-on par déraisonnable ? Privé de raison ? Non, on parle seulement de quelqu'un qui saurait se fier, de temps en temps, à sa spontanéité généreuse, à son instinct le plus lucide, à sa meilleure foi. Bref, quelqu'un qui réfléchirait moins au détriment de cette satanée peur, et encore, il n'est pas question de moins réfléchir, mais de réfléchir autrement, en usant d'une intensité différente, d'un regard alerte. Histoire d'affronter les problèmes de l'Existence avec courage et humour. Fred Vargas n'est pas une donneuse de leçons, et le démontre bien. Elle nous prend à parti sur le ton de la confidence, nous passe son bras sur les épaules en offrant quelques bons conseils emplis de bon sens. Et le bon sens est l'apanage des bons vivants, tout le monde sait ça. Et les bons vivants ne peuvent nous souhaiter qu'une bonne vie, cela va sans dire. Alors qu'est-ce qu'on attend pour lire ou relire Fred Vargas ? Une troisième guerre mondiale ? Richard Dalla Rosa
Zone Littéraire correspondant
Fred Vargas Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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