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De profondiis
| | Lignes de faille Nancy Huston Actes Sud
| Prix éditeur 21.00 euros
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Entretien avec Nancy Huston:
"Je ne suis pas militante"
Zone : Comme dans Dolce Agonia ou Prodige, vous utilisez une narration polyphonique, cors�e cette fois par le fait que ce sont des enfants de 6 ans qui parlent, un langage r�put� difficile � retranscrire� D�o� vous est venue l�id�e ? Comment avez-vous contourn� le probl�me ?
Nancy Huston :Avant tout, je n�ai pas essay� d�imiter le langage des enfants : �a aurait manqu� d�int�r�t, p�nible � lire, p�nible � �crire� je n�y serai pas parvenue de toute fa�on ! C�est �videmment une convention, un artifice : j�ai essay� de respecter et de comprendre les enfants, ce qu�ils pouvaient se dire m�me si ce n�est pas avec ce vocabulaire, cette �loquence. Je me suis vraiment enferm�e dans leur t�te, ce qui n��tait d�ailleurs pas une exp�rience agr�able !
Cela faisait longtemps que j�essayais de comprendre pourquoi j�avais fait ce choix � on ne sait pas souvent soi m�me � je savais que j�avais envie d��crire autour de l�enfance. Il y avait des citations, comme celle que je mets en exergue de Rilke, qui m�allaient doit au c�ur, surtout quand on se rappelle de l�intensit� de cette p�riode qu�est l�enfance, qui ne ressemble � aucune autre. Peut-�tre aussi parce que lorsque j�avais publi� en 2004 Professeurs du d�sespoir, en lisant la vie des nihilistes, je me suis aper�ue que m�me si tous crachent sur la famille, l�engendrement, les ph�nom�nes li�s � la maternit�, ils ont en revanche une vraie tendresse vis-�-vis d�eux-m�mes enfants. J�ai trouv� ce paradoxe int�ressant. On respecte l�enfant qu�on a �t�.
Pourquoi 6 ans ?
6 ans, c�est une p�riode de la vie tr�s s�rieuse, tr�s grave, c�est juste avant l��ge de raison : on a d�j� les outils de la parole mais on est encore enferm� dans la physicalit� ; le b�b� ne na�t que corps et sensations, petit � petit il se d�tache de �a, notamment quand il rentre � l��cole, qu�il apprend les codes et conventions, il oublie que le corps le ma�trisait d�j�. A 6 ans, on est entre les deux, on est en train de r�fl�chir beaucoup � soi-m�me, la digestion, comment �a fonctionne, qu�est-ce qui repousse ou pas�
Je me souviens tr�s bien de mes 6 ans et ce que j�ai appris en �crivant le livre c�est que j�ai eu plein d�enfances diff�rentes, je me suis facilement identifi�e � quatre enfants, j�aurais pu en faire quinze ! J�ai �t� l�enfant �blouie qu�est Erra, fascin�e par les formes g�om�triques, les chevaux, le man�ge, tout ce qui est cirque, qui brille ; j�ai �t� Sadie, obsessionnelle, complex�e, qui sait cependant aussi taper sur les autres ; j�ai �t� le petit Randall, un peu paum�, tr�s angoiss�, et puis Sol bien s�r, monstrueux, curiosit� tous azimuts, intelligence impitoyable, m�galomanie galopante. Je m�identifie � chacun d�entre eux mais je ne raconte absolument pas mon histoire.
Dans l�avant-propos de D�sirs et r�alit�s, vous dites : � je n�ai jamais parl� que d�une seule chose, la relation entre le corps et l�esprit �. Je me suis alors demand� si ce lien dans Lignes de Faille n��tait pas repr�sent� par le grain de beaut� qu�ont chacun des personnages ?
Oui, c�est une image tr�s juste, m�me si je ne l�aurais pas formul� comme cela. Moi, quand on me le demande, je dis que c�est le � symbole du symbole �. C�est un exemple de notre besoin de rendre les choses signifiantes : un grain de beaut� en soi ne veut rien dire mais nous pouvons lui pr�ter un sens, nous donnons un sens � tout ce qui nous entoure, ainsi une marque sur le corps devient un porte bonheur ou au contraire la mal�diction, une maladie, tout est possible. Il se trouve que moi-m�me j�en ai plein, qui ont jou� un r�le dans ma vie ne serait-ce que parce que j�en ai honte, j�en ai �t� fi�re etc. Mais aussi quand j�ai lu l�histoire de Guitta Sereny*, que j�ai appris l�histoire des enfants vol�s, elle-m�me raconte qu�elle a �t� une de ces femmes des association de personnes d�plac�es : elle allait dans les familles allemandes avec les photos, les lettres des parents �plor�s, elle cherchait � rendre aux enfants adopt�s de force leur famille d'origine, mais c'�tait parfois difficile parents inconnus, d�c�d�s pendant la guerre...). Un jour, elle a vraiment reconnu une petite fille gr�ce � son grain de beaut�. Mais elle ajoute que pour cette petite, si ce grain de beaut� avait mesur� un millim�tre de plus, cela aurait signifi� la mort car elle n�aurait pas �t� assez � parfaite �. Ce grain de beaut� devient alors � la fois l��l�ment de reconnaissance qui la ram�ne � sa famille, et la possibilt� d'�tre l�instrument de mort.
Vous avez lu le livre de Gitta Sereny avant de vous mettre � �crire ?
Oui. J�ai fortement r�agi � ce livre, pas parce que cela parle encore des m�faits du nazisme, largement connus d�j�, mais � cause de ce que les "fontaines de vie" impliquaient comme conception erron�e de l�identit� humaine. Comme si c��tait possible de prendre les enfants, de leur donner d�autres parents, une autre langue comme si c��tait simplement de la mati�re mall�able � merci : je me suis demand� ce qui avait pu se passer dans la t�te de ces gamins. X raconte par exemple qu�il y avait plusieurs enfants qui avaient tout oubli� de leur langue maternelle � qui du coup les femmes des associations venaient leur chanter des chansons de leur pays : la m�moire de ces enfants s�est alors r�veill�e, l�h�misph�re droit de leur cerveau, sensible � la musique, reconnaissant les chants. Je trouve �a incroyable.
De toutes les horreurs qu�on conna�t de cette p�riode, approcher la reproduction de l�esp�ce avec cette froideur scientifique proprement d�shumanis�e comme c��tait le cas des "fontaines de vie" est hallucinant. Et effrayant.
Le livre est travers� par l��vocation du � Mal � qui s�vit dans le monde (guerres, racisme, etc.) : vous avez fait partie du mouvement pour la femme, vous avez toujours envie de prendre la parole ?
Je ne suis pas militante. Je ne prends en tous cas presque jamais position politique, j�ai �crit une fois d�but 2005 pour la page Rebonds de Lib�ration car je souhaitais parler de mon voyage en Isra�l. L�un des buts de Lignes de faille, c�est justement de montrer comment les gens acqui�rent leurs opinions politiques : souvent nos pr�jug�s, nos haines, nos col�res, nos grandes causes, nos indignations, sont forg�es � cette �poque de l�enfance o� l�on r�alise que les parents ne sont pas tout puissants comme on le pensait, qu�ils peuvent avoir peur, �tre humili�s, �tre effondr�s.
Le racisme du personnage de Randall, par exemple ?
C�est un tout petit exemple. Si on pense par exemple � ce qu�on vu, v�cu cet �t� les enfants libanais ou isra�liens, la violence, la d�tresse, la panique, et leurs parents face � cela, d�sempar�s, d�pass�s, impuissants� Cela laisse des traces, c�est �vident.
* Guitta SERENY, The German trauma : experiences and reflexions 1938 -2001, Penguin, 2001.
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Trenti�me ouvrage de Nancy Huston, Lignes de faille nous plonge dans l�ab�me de ces secrets qui alourdissent les m�moires familiales, plus encore lorsqu�ils sont n�s de l�Histoire.
On ne pr�sente plus Nancy Huston, auteur n�e au Canada, qui vit � Paris depuis plus de vingt ans. Son avant-dernier roman, Dolce Agonia, paru en 2001, racontait une soir�e de Thanksgiving, vue par tous les invit�s � tour de r�le, auxquels s�ajoutait un narrateur de choix, rien moins que Dieu lui-m�me ! Dans Lignes de faille, pas de Dieu, mais une construction similaire dans sa polyphonie, assortie de cette particularit� : quatre membres d�une m�me famille prennent la parole l�un apr�s l�autre, chacun pris � l��ge de 6 ans, et ce � rebours�
Generation X
Un critique l�a tr�s bien dit, lorsqu�on arrive � la fin de ce livre qui nous r�v�le la � cl� � de ce qui pr�c�de, on a envie de le relire enti�rement � l�envers, ne serait-ce que pour retrouver le fil des d�tails jet�s l�air de rien dans les quatre r�cits. Si on devine rapidement une sombre histoire comme il y en eu tant durant la Seconde Guerre mondiale, il est difficile d�en imaginer exactement la trame et surtout ses cons�quences si diff�rentes pour chacun des membres de la famille.
On commence donc par Sol, jeune am�ricain nourri au tout puissant Google, qui surfe entre images des violences de la guerre d�Irak et sites pornos, avaleur insatiable d�information sans discernement, � ce point gangren� par son �poque et son pays qu�il se prend pour Dieu. Sol est bient�t embarqu� dans un �trange voyage � M�nich : avec ses parents, sa grand-m�re et son arri�re grand-m�re - qui ne se sont pas parl�es depuis 15 ans- il part � la rencontre de sa grande tante. Arrive ensuite Randall, le futur papa de Sol, gentil gar�on qui doit apprendre l�h�breu rapidement : sa m�re, Sadie, conf�renci�re r�put�e, a d�cid� que toute la famille allait quitter New York pour s��tablir � Ha�fa. Elle a en effet des recherches � mener sur l�obscur pass� familial. Vingt ans plus t�t, en 1962, c�est Sadie elle-m�me qui raconte sa morne enfance chez ses grand-parents canadiens et vit dans l�espoir fou, bient�t combl�, de retourner vivre avec sa m�re, Kristina/Erra, chanteuse fantasque et boh�me, en passe de devenir c�l�bre. L�histoire de cette derni�re, petite fille filiforme r�vant de devenir la Grosse Dame du cirque, 6 ans en 1944, �claire pr�cis�ment ces � lignes de faille � marquant si profond�ment la surface de cette famille o� � la c�l�brit� est h�r�ditaire �.
Secrets et mensonges
Et de fait, devenir quelqu�un pour oublier qu�on ne sait pas d�o� on vient : voil� peut-�tre ce qui fonde l�identit� d�Erra, Sadie, Randall et Sol. Dans ce livre, Nancy Huston prouve sans jamais l�exprimer l�id�e qu�un h�ritage familial, qu�il soit r�v�l�, cach�, fantasm� ou r��crit, n�en demeure pas moins une donne ind�passable pour les descendants. Si elle laisse par moment croire � l�innocence propre � la jeunesse de ses protagonistes, ceux-ci finissent toujours par la perdre au profit d�un drame personnel ou d�une �poque. Car c�est aussi la force de ce roman, adjoindre � la petite voix de ces enfants l��me fissur�e les ch�urs vocif�rants des p�riodes historiques dans lesquelles ils grandissent : de la guerre du Liban � la guerre d�Irak, du nazisme au racisme, des ann�es 40 aux ann�es 2000.
A l�image de la construction narrative du roman, complexe et exigeante, les r�cits imagin�s par Nancy Huston agrippent et enlacent le lecteur, qui subit � la fois le d�ni et la ressemblance avec ces gamins �corch�s, surtout avide d�enfin partager le lourd secret d�Erra. Ma�a Gabily
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