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Dobryd
| | Dobryd Ann Charney Sabine Wespieser
| Prix éditeur 20.00 euros
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Rien. Le noir. Le silence. Et puis le bruit. "C�est bon. Ce sont des
Russes. J�en suis s�r" murmure Alexandre. Et la lumi�re. Deux
ans et demi pass�s dans le fenil d�une grange, la malnutrition,
l�immobilit�, la peur les avaient r�duits � l��tat d�"�tres moins
qu�humains". Parce qu�ils �taient juifs dans une Pologne
occup�e. Parmi eux, une petite fille avait cinq ans quand elle
v�cut cette lib�ration. Elle en a d�sormais soixante-et-un.
En 1996, Ann Charney, canadienne, publie le roman de son
enfance, Dobryd, traduit partout dans le monde et sept ans plus
tard en France. Description m�ticuleuse des probl�mes
quotidiens dans un pays exsangue, s�rie de portraits,
anecdotes conf�rent une dimension documentaire � ce r�cit.
C�est le retour � Dobryd, anagramme du nom r�el du hameau
polonais quitt� en 1941. Comme si le bouleversement des
lettres, dans ce nom invent�, refl�tait la r�alit�, d�truite,
implos�e, du village v�ritable... C�est le charbon aval� pour ne
pas �tre malade. C�est la mort du cousin Alexandre, ex�cut�, et
la folie de sa m�re, poignard�e en elle-m�me. C�est
l�antis�mitisme, vaincu dans les trait�s mais toujours latent, qui
accule Ann et ses proches � la fuite : Dobryd, Bylau, Varsovie,
�tapes d�une errance qui s�ach�vera au Canada.
Mais la main de l�adulte retranscrit aussi, sans dolorisme, les
sentiments de l�enfant, sa lecture du monde. Staline n�est pas
cit�, absente est la Guerre Froide. � la place, on a peur d�une
inconnue, on se r�jouit de l�arriv�e du po�le dans la maison, on
d�couvre le sucre comme le simple soldat d�� l�ouest rien de
nouveau, on joue avec les autres gosses. De l�horreur
l�innocence triomphe. D�posez l� vos raisonnements sur cette
p�riode et entendez la fillette : "Pendant que je m�immergeais
totalement dans l�exploration du monde des enfants, des jeux,
des rues, de la place du march�, elles �taient revenues � la vie".
"Elles", c�est-�-dire sa m�re et sa tante, gardiennes d�une
histoire familiale synonyme de paradis perdu. C��tait avant. Ann
d�couvre que ces femmes, all�gories de la souffrance, avaient
�t� heureuses au sein d�une famille paisible. � l��poque,"les
possibilit�s de la vie semblaient infinies". Mais les id�es
d�abondance et de bonheur, les "grands seaux de roses
sauvages" qui parfument les r�cits familiaux de la tante se
heurtent au mur du temps, irr�versible : c��tait avant. Si ces
�vocations projettent la petite Ann dans un monde o� pass� et
pr�sent cohabitent, l�auteur anticipe sur les effets de ces
d�couvertes : "ces histoires ne voulaient pas dispara�tre de ma
m�moire et, parfois, leurs trames se m�laient � celle de ma vie".
Par ses courts chapitres, le roman d�Ann Charney �pouse la
perception du temps par une petite fille : parcellaire, morcel�e.
Les �pisodes de cette vie se succ�dent chronologiquement,
enrichis d�observations enfantines et d�amorces de r�flexions.
Au chapitre 8 de la quatri�me partie, n�cessaire mais inattendu,
le retour sur les ann�es pass�es dans le fenil �claire de son
obscurit� cette enfance d�apr�s-guerre. "Un r�ve � moiti�
effac�". Ainsi, dans le New Yorker du 19 juillet 1999, l�auteur
explique-t-elle le choix du genre litt�raire : "j�ai choisi d��crire un
roman parce que (...) je ne faisais plus confiance � la pr�cision
de mes souvenirs factuels". Selon le mot de Gide, "peut-�tre
approche-t-on de plus pr�s la v�rit� dans le roman" (Si le
grain ne meurt, I, 10).
On retient de Dobryd qu�Ann y fut heureuse, malgr� tout. Et la
langue polonais nous aide � entendre la proximit� sonore entre
le nom fictif du village de Dobryd et le mot dobrze qui signifie
bien. Comme un message d�livr� par Ann Charney en
couverture : " finalement, c��tait bien". La valeur documentaire de
ce livre n�est cependant pas � n�gliger et l�on sent une
obligation morale � prolonger soi-m�me l�une de ses r�flexions
essentielles : pourquoi une famille juive, men�e par un
grand-p�re exalt� dans sa soif d�int�gration, a-t-elle �t� trahie
par la communaut� ? Obsession qui doit habiter l�auteur, selon
les mots de son livre. Mais l�adulte est-elle apais�e ? Ann
Charney est-elle revenue en Pologne, pr�s de Lvov, dans un
village dont l�anagramme est Dobryd ?
Olivier Stroh
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