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Ingrid Caven
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     | Prix éditeur 16.77 euros
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Des pinceaux, de la poudre, des pots de cr�me en Bak�lite. Une partition grande ouverte. Pench�e sur elle, Ingrid Caven. On la maquille. Le spectacle va commencer.
Ainsi s'ouvre, apr�s un bref prologue, le roman de Jean-Jacques Schuhl. D'embl�e, il donne le ton : il ne s'agit pas d'une biographie, mais d'une mise en sc�ne. En allemand, maquillage se dit Maske. Ingrid Caven n'est pas une personne, ni m�me un personnage, elle est une figure, une persona. Dont Schuhl fait ressortir chaque facette gr�ce � d'incessants changements de perspective, effets de collage et de surimpression.
Car l'auteur monte autant qu'il �crit. Raccords, rappels, il dresse le portrait �clat� d'une femme et d'une �poque, celle du faste hollywoodien, de la haine de l'ennui, des vies br�l�es dans l'exc�s, la noirceur gaie, les d�bordements nietzsch�ens. Pas de chronologie, mais des bribes d'existence, des images obs�dantes qui peu � peu s'�clairent. Prologue : un tra�neau traverse barbel�s et baraquements, une petite fille en descend pour chanter Stille Nacht, Heilige Nacht. Quelques dizaines de pages apr�s, Ingrid Caven se rappelle une estrade en hiver, des marins autour d'elle, un chant de No�l. Encore quelques dizaines de pages et on retrouve des photos : une fillette en robe de velours, une table d'officiers dans un camp, un grand portrait d'Adolf Hitler. Le premier r�cital d'Ingrid. De fragment en fragment, le puzzle s'est achev�.
"J'aime �a, le raccord, la collure, pas les choses : ce qu'il y a entre elles, leur rapport. Deux id�es, des images, le pont entre deux harmonies pour le joueur de jazz..." Jeux d'�chos dans une vie et de vie en vie. Ingrid entre dans un h�tel r�put� et ses valises s'ouvrent : d�gringolade de casseroles dans les escaliers, rires de la dame au milieu des clients et du personnel de l'h�tel, sid�r�s. Marlene Dietrich, le saviez-vous, a offert une photo d'elle � Hemingway. A c�t� de ses jambes nues, crois�es, elle avait inscrit : "I cook too." Une existence en porte toujours des dizaines d'autres en filigrane, tout est copie, rappel, imitation.
Et rien n'est jamais si lisse et harmonieux qu'on croit. Ingrid Caven, �pouse de Fassbinder, �g�rie d'Yves Saint Laurent, chanteuse et actrice adul�e, est aussi une prudente m�nag�re qui emporte ses casseroles (on ne sait jamais)... Le livre n'est fait que de ces dissonances. Variations sur un m�me th�me et fausses notes, voil� toute l'histoire. Grotesque et sublime renvoient sans cesse l'un � l'autre. C'est dans cette tension que jouent les figures de Fassbinder et de Mazar (le producteur Jean-Pierre Rassam). Des �tres qui toujours ont voulu repousser leurs limites, ne jamais compter, vivre d'absolu pour finalement en mourir. Ils n'auraient de toute fa�on jamais surv�cu dans le monde d'aujourd'hui, ennuyeux et ennuy�. L'ouvrage chanterait-il le d�clin irr�m�diable, la nostalgie des grandeurs perdues ? Mais tout n'est pas perdu : restent des chanteuses et des �crivains en qu�te de sons, de mots pour dire l'ineffable beaut� et l'ineffable bouffonnerie de l'existence.
"La meilleure fa�on de ne pas se perdre, c'est de ne pas savoir o� on va", �crit Jean-Jacques Schuhl. Quoi qu'il en soit, lui et Ingrid Caven ont, � l'�vidence, trouv� leur voix.
Minh Tran Huy
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