La L�gende d�une servante Paula Fox Jo�lle Losfeld

Prix éditeur 22.00 euros

Cuba-New York, aller simple ?

Encore quasiment inconnue du lectorat fran�ais il y a
quelques ann�es, Paula Fox s�impose par la finesse et la
sensibilit� de ses r�cits profond�ment humains sans mi�vrerie
aucune ou exc�s de bons sentiments. Dans ce troisi�me roman
publi� par les �ditions Jo�lle Losfeld, c�est � une travers�e du
XX�me si�cle am�ricain qu�elle nous invite, sur les pas d�une
modeste servante cubaine.

Qui est Luisa ? Fille naturelle d�un riche propri�taire terrien de
Malagita, dans les Cara�bes, et d�une servante du domaine, �
quel patronyme peut-elle r�ellement pr�tendre ? De la Cueva ou
Sanchez? Question � laquelle elle ne parviendra jamais
totalement � r�pondre tant se forger une identit� claire constitue
une t�che ardue quand les origines demeurent floues et
suspectes.
Difficilement accept�e par les domestiques aussi bien que par
les enfants plus favoris�s qu�elle c�toie sur les bancs de
l��cole, c�est tiraill�e entre deux sph�res, mais dans une
ambiance n�anmoins nimb�e d�une affection certaine, que cette
jeune fille prend racine et trouve sa place au milieu des
plantations de canne � sucre. D�o� le d�chirement ressenti
lorsque, finalement mari�s, ses parents d�cident de rejoindre la
terre des �tats-Unis si proche et si prometteuse, ajoutant ainsi
une �tape suppl�mentaire � une trajectoire migratoire d�but�e
plusieurs g�n�rations auparavant depuis l�Afrique ou l�Espagne.

De Cuba � Ellis Island
Arriv�e sur la terre de la libert�, log�e � quelques encablures de
la statue du m�me nom, c�est cependant avec la plus grande
peine qu�elle s�efforce d�oublier un mode de vie pass�, qui, s�il
n�avait certes rien de particuli�rement enviable, avait au moins le
m�rite de la familiarit� et du pittoresque. Rien de comparable
aux rues bruyantes de New York et ses rang�es d�immeubles
obscurs. Quant � sa m�re, bien que d�sormais mari�e, tout
sentiment de dignit� semble l�avoir quitt�. Sans gloire, elle
officiait avec efficacit� aux cuisines de la demeure de La Cueva.
Dans une m�tropole dont elle ne parvient pas � ma�triser la
langue, ses maigres qualifications lui sont � peine reconnues.
Passant d�un appartement mis�rable � un autre au sein de ce
barrio, point de ralliement des minorit�s, Luisa n�aspire pas �
autre chose qu'� �chapper au plus vite de ce bourbier peu
accueillant. Quelle autre �chappatoire imaginer que faire des
m�nages pour elle qui n�a jamais eu d�autre mod�le � port�e de
main ? C�est ainsi paradoxalement en renouant avec la tradition
de la servitude que Luisa est convaincue de pouvoir gagner peu
� peu son ind�pendance : "�tre domestique repr�sentait
pour moi une promesse de libert� ; je bouillais d�envie de quitter
la maison ; je croyais en un pouvoir myst�rieux qui ferait aller les
choses dans mon sens." Ellen, sa meilleure amie, tente
bien de l�initier aux vertus du militantisme et de l��mancipation
politique, les perspectives � long terme semblent trop abstraites
pour Luisa qui ressent un besoin imm�diat de fuir l�antre
familial.

Luisa dans la grande ville
Le voyage de Luisa ou comment s�affranchir de sa condition
lorsque les ann�es de servitude des anc�tres demeurent toutes
proches ? Telle peut �tre une lecture de ce parcours touchant et
embl�matique. Fausse servante � Malagita du fait du secret
naturel qui entourait sa naissance, �tudiante et militante
politique avort�e � New York, car comme accabl�e par une
nostalgie de l�innocence et le deuil non r�alis� de sa
grand-m�re. Toujours en d�calage avec son milieu, son monde
et son �poque, Luisa s��vertue tant bien que mal � survivre puis
vivre et enfin apposer son empreinte dans cette "city"
d�mesur�e. Tiraill�e entre les potentialit�s d��l�vation sociale et
son attachement � sa famille (surtout aux femmes). Grand �cart
qu�elle ne parvient pas � tenir, non par manque de souplesse
l�esprit (elle est suffisamment tenace et intelligente), mais par
accord avec elle-m�me. Au travers de ce beau r�cit en quatre
parties, Paula Fox nous offre un survol si ce n�est politique ou
v�ritablement historique, au moins social des transformations
citoyennes am�ricaines. Les questions de d�immigration et
d�int�gration, les manifestations en faveur des droits civiques
pour les Noirs ou les progr�s de l�urbanisation pointent
incontestablement en toile de fond de cette odyss�e.

Le d�sespoir discret de la bourgeoisie
Plus encore, et pour notre plus grand plaisir, il est l�occasion de
portraiturer une s�rie de riches New Yorkais dont les
occupations ou l�oisivet� ne sont pas sans rappeler
s�rieusement les " personnages d�sesp�r�s " dont elle
suivait les pas dans son pr�c�dent ouvrage. Jamais totalement
superficiels ni compl�tement �go�stes, mais profond�ment
coup�s des pr�occupations mat�rielles au point que la
sauvegarde de pauvres b�tes �gar�es ou le choix de la toilette
ad�quate peuvent rev�tir la plus haute importance. Mais c�est
toujours sans sarcasme ni cruaut� que Paula Fox �bauche le
portrait de ces diff�rents protagonistes. Car au fond, c�est au
m�me sentiment de perdition qu�ils sont en proie et tendent,
chacun � leur mani�re, de trouver leur place et de justifier leur
existence dans une soci�t� en pleine mutation.

L�gende ou pas, au final ? Amateurs de contes f�eriques et de
happy ends traditionnels risquent d��tre d��us par un r�cit o�
tout est r�alisme, et si ce n�est av�r�, au moins largement
probable. Les autres y liront au contraire un embl�matique
parcours de vie o� l�on retrouve une humanit� complexe, en
proie � ses contradictions, et � un pass� surmontable d�s lors
que la nostalgie c�de le pas au go�t de l�avenir. Pas de morale
donc, mais une le�on qui peut tous nous servir.

Laurence Bourgeon