Genèse pour le XXIe siècle
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Pierre Rothko est reporter. Naturellement, il est attentif aux événements mondiaux : politiques, sociaux, climatiques. Souvent lointains et de préférence catastrophiques. Lorsque son père lui révèle tardivement tout un pan de ses origines familiales, c’est de sa propre histoire qu’il va se mettre en quête. Une expérience cependant indissociable de l'Histoire avec un grand "H".
Pierre Rothko connaît le monde, ses caprices et sa géographie. De la Chine au Mozambique, du Honduras au Sierra Leone jusqu’à la Tchétchénie, il en arpente les continents et en franchi les frontières. Par intérêt bien sûr, mais surtout à des fins professionnelles puisqu’il publie de reportages. Si les conflits et les tensions sont plus courants que les réjouissances dans ce domaine, lui nourrit une attirance particulière pour les « apocalypses »: les guerres et les inondations l’intéressent au plus haut point.
Expert en catastrophes, cet homme est omnubilé par la vie des autres ; son quotidien, rythmé par le présent de l’actualité. Le risque étant de demeurer aveugle et sourd aux inconnues qui le touchent directement et de passer à côté de sa propre trajectoire historique. C’est ce qu’il réalise le jour où son père se décide subitement à lui apprendre comment lui, jeune immigré russe à moitié ou au tiers juif, est arrivé en France il y a plus de cinquante ans et a tâché d’y faire sa vie. Elena et Franck, les grands-parents de Pierre jusqu’alors demeurés de l’ordre du rêve ou des « pensées flottantes » se matérialisent de façon quasi-spectrale, agissant à la fois comme démons et moteurs de la quête dans laquelle Pierre se lance.
« Inventer, c’est une bonne méthode pour connaître la vérité. »
« Je vais écrire l’histoire de ma famille. Avant, pendant, après la guerre qui a détruit l’Europe et la moitié du monde il y a environ soixante ans. Cette guerre qui m’a conduit en Tchétchénie afin qu’à présent cette histoire m’appartienne. » Telle est l’expérience à laquelle il s’attelle, combinant pour ce faire art du roman et méthode de recherche historique puisque, tentant de mettre les pas dans ceux de son père, il va ausculter – entre autres – cinquante ans d’histoire russe, de la mort de Staline au conflit avec la Tchétchénie.
Pas à pas, humblement, méthodiquement, c’est à la première personne qu’il écrit l’histoire, se démarquant ainsi sciemment de l’objectivité habituellement de mise dans ce type d’entreprise. C’est tout l’intérêt de Démon, qui n’a rien d’un manuel scolaire. En effet, aux faits bruts, aux dates maintes fois répétées et décontextualisées, il préfère la microhistoire, les petits faits sous-estimés qui en révèlent au moins autant sur les finalités et les motivations des prises de décisions individuelles dont le retentissement se fera sentir à l’échelle du monde. Avec les outils du roman, Thierry Hesse décale le regard, fait taire les clichés et brise les images d’Epinal véhiculées au sujet des événements et des grands dirigeants. Il n’est pas courant de vivre lire un récit si vivant des dernières heures de Staline… Sans jamais céder au psychologisme facile, il rappelle que l’histoire, avant d’entrer dans les livres, est avant tout faite d’hommes, puissants ou faibles, dont les failles peuvent déterminer le destin d’un pays.
La fin de l’Histoire ?
Si l’histoire est si angoissante, c’est qu’elle est traversée par l’agressivité et le malheur. N’y aurait-il donc pas d’issue ? Pourquoi son père est-il demeuré si longtemps silencieux ? Pourquoi ces paroles tant tues lui ont-elles été à ce point fatales ? S’interrogeant sur l’origine du mal et la potentialité d’amélioration des hommes, Thierry Hesse met aussi l’accent sur la dimension cyclique de l’histoire. Qu’il évoque le Rwanda, la Tchétchénie ou des faits divers sordides (affaire Sandrine Tourneur), il en décortique les mécanismes, en fait ressortir les similitudes, montrant à quel point l’Histoire se répète. Tout est question de cycles et de déplacements. Déplacement qu’opère le narrateur lui-même au cours d’une « expérience » aussi morale que physique. De digressions en approfondissements, de doutes en découvertes, il nous immerge sans nous noyer dans ce long processus de prise de conscience. Personnelle et collective, Démon est une expérience, si ce n’est d’élucidation, du moins de compréhension. Lorsque s’effrite le vernis de la Vérité, l’Histoire prend un visage humain et pluriel, les destinées individuelles apparaissent d’autant moins dissociables de leur époque. À l’ignorer, à en faire trop abstraction, on risque tôt ou tard de voir ressurgir ses propres démons.
Démon
Thierry Hesse
Editions de l'Olivier
462 pages
20 euros