Un titre, deux mots. Anarchie : liberté pour tous, utopie égalitaire ; (copyright) : droit individuel de l’auteur, propriété à l’anglo-saxonne faussement masquée par deux simples parenthèses. Ici, Henri Tore imagine une émission de télévision subversive, où la création deviendrait un rempart à la désolation ambiante et dont le titre refléterait l’oxymore de la société libérale-libertaire. Observateur de ses prochains, acteur et victime - consciente - de ses relations avec les autres, il se débat dans les mondes bessons des médias et de la communication entre les êtres. Relations, individu, parole... analyse, écriture... analyste, écrivain... toute inspiration trouvée chez un auteur existant comme Bruno Wajskop, analyste, écrivain, ne serait que pure coïncidence. "Les gens qui lisent, et dont on peut penser qu’ils ont un avis pertinent sur la littérature, sont si rarement capables d’imaginer qu’un auteur puisse imaginer" (ch. 26). HENRI VEUT DEVENIR ECRIVAIN Mais, comme méta-projet, l’apprenti-créatif conserve le souhait intime d’écrire, qui émerge à toute occasion : Henri aimerait vivre une aventure pour la raconter dans une revue littéraire branchée, Henri s’accommoderait de l’échec de son entreprise audiovisuelle pour trouver là un sujet de roman, Henri pourrait aussi etc. Derrière les cas de conscience de son personnage, Bruno Wajskop interroge surtout l’acte de création littéraire et développe une thèse : la remise en question mezza voce de l’autofiction, forte tendance de la littérature à trouver dans la vie des auteurs le cœur de toute création et dans le dolorisme son mode privilégié d’expression. Une étape de sa réflexion se lit dans le face-à-face d’Henri avec les tableaux d’Emma (qui, elle, a réussi à diffuser son œuvre). Retourné à la feuille blanche après avoir été confronté à son fantasme de création - authentique imagination dans un langage irréductible -, le héros est incapable de relater ses sentiments pour Emma : "l’imposture, c’est de dire le vrai tel qu’il vient d’arriver, et se croire capable de le chiffrer"(ch. 28). UN ROMAN SUR LE ROMAN Le livre de Bruno Wajskop se donne à lire comme une étude en mouvement sur le roman jusque dans sa composition. Seules les considérations littéraires aident ainsi à comprendre pourquoi Henri doute au début de sa propre existence. Dans les cinq premiers chapitres, pas d’intrigue. Par contamination, peu de verbes dans les phrases, et normalement, aucun personnage. Or Henri est là. Et il subit le hiatus entre son existence littéraire et l’absence d’histoire. Au-delà, l’auteur propose une réflexion syntaxique et poétique sur la littérature, quand l’absence de roman flaubertien le conduit à détruire aussi la phrase : jeux de sons ("pluie glacée, plus de métro, pas assez de taxis", ch. 8), utilisation autonymique des mots, grammaire contestée ("chez les ceux qui" ch. 27), etc. Et toutes ces manifestations de se raréfier dès qu’Henri dessine son projet. Et le roman de devenir traditionnel : une intrigue, des personnages... une normalité dont le summum est atteint avec l’échange théâtral d’Emma et Arnaud. On pense au Martereau de Sarraute utilisant un thème banal du roman du XIXème siècle pour en détruire les formes et en déplacer le centre. Wajskop, quant à lui, met en scène un personnage-poncif de la littérature contemporaine : le mâle blanc, à la jolie petite amie (volage ?), qui travaille à la télé et cherche à devenir écrivain. Puis il le fait évoluer dans une structure romanesque détruite, rétive ensuite à la normalité. WAJSKOP LACANIEN ? La théorie littéraire ne monopolise plus la critique si l’on se rappelle que Wajskop est aussi psychanalyste. Comment ne pas être tenté de déceler, dans les problèmes relationnels d’Henri, une traduction des enseignements de Lacan qui affirmait, dans Écrits I, que "la conception de la psychanalyse [s’était] infléchie vers l’adaptation de l’individu à l’entourage social" ? Comme lui , Wajskop réduit l’importance du vécu pour mieux étudier les murs qu’Henri érige et détruit entre lui et les autres. Comment ne pas qualifier de lacaniens des jeux de mots tels "plus personne n’est quelqu’un " ou "‘N’allez pas, n’allez pas pas... Papa !" ? Pourquoi même ne pas analyser les monologues intérieurs comme une représentation de l’empathie de l’analyste ? Quand il donne accès à la pensée du personnage, le narrateur omniscient devient une voix neutre et une oreille bienveillante. Parce que l’auteur maîtrise tous les ressorts stylistiques, psychologiques, poétiques, de l’écriture, Anarchie (copyright) s’offre comme un roman recherché. De la littérature. Et qui nous crie : "lis tes ratures". Olivier Stroh
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Anarchie (Copyright) Bruno Wajskop Ed. Éditions Que 165 p / 11 € ISBN: 2951582110
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