Deux ans après Sous les bombes, remarqué pour la peinture réaliste et crue qu’il offrait d’une Allemagne en prise aux bombardements, les éditions Zulma publient la suite ou le contrepoint de ce récit fortement controversé à sa sortie en Allemagne en 1956. Si les guerres mondiales ont et continuent de fournir leur lot pléthorique de matière romanesque ou documentaire, le lecteur demeure relativement peu coutumier du point de vue germanique sur cette période. Exprimé de surcroît par un Allemand, il demeure une rareté. Question de décence certainement, de respect de la mémoire des victimes exterminées par nombre de détenteurs de cette nationalité. C’est pourtant au sein de son propre pays que Gert Ledig s’est vu opposer de nombreuses critiques lorsque est paru Après-guerre, onze ans après la guerre justement. Pas assez complaisant, trop pessimiste envers les mœurs et les aspirations de ses concitoyens ? Le travail de deuil prend du temps et les années 90 lui ont réservé un accueil plus favorable, qui nous permet à présent à notre tour d’en prendre connaissance. Outre sa provenance géographique, l’originalité de ce roman tient également à la période retenue comme trame de fond de ce récit dont l’inconnu qu’il représente pour le lecteur français est à la mesure de l’incertitude des destinées des protagonistes. Combats et déportations nous ont en effet été narrés à maintes reprises. En revanche, l’immédiat entre-deux de l’occupation et de la reconstruction nous est moins familier. D’où le doute et le malaise qui prédominent. Après-guerre vraiment? Automne 1945 donc. Les combats ont officiellement cessé mais des résidus de conflits et séquelles matérielles demeurent éminemment perceptibles, comme autant de rappels de la proximité des événements et de la nature perçue comme " ennemie " du lieu retenu. Munich d’ailleurs: la ville est nommée et c’est une première dans l’oeuvre de Ledig. Plutôt que les somptuosités de cette métropole historique, ce sont les tréfonds d’un véritable no man’s land que l’on découvre. À l’image d’un pays en perdition, cette ville semble vidée de tout caractère urbain et humain, comme désossée par les destructions et l’occupation américaine à laquelle elle est soumise. Aucune amorce de reconstruction n’est encore posée ni même envisagée. Bien au contraire, " les Américains ont enlevé les noms des rues ". Un détail parmi d’autres peut-être, mais néanmoins profondément révélateur d’une volonté de faire table rase d’un certain passé. Au sein de cet univers oppressant, plus proche d’une prison à ciel ouvert (en témoignent les fréquentes démarcations marquées par des barbelés) que d’un cocon protecteur, surgissent donc quelques personnages déboussolés aussi bien géographiquement que moralement, qui s’astreignent à conserver un semblant d’activités sociales et de poser les jalons d’une potentielle nouvelle existence. Le tout dans une atmosphère étouffante entretenue par un cadre narratif où se succèdent des huis clos au sein d’espaces relativement fermés. Probable avatar d’un récit initialement prévu pour une adaptation théâtrale, mais également outil de mise en scène profondément signifiant et révélateur de la persistance d’une tension sous-jacente. " Génération foutue " C’est donc dans un tel cadre qu’évoluent les rescapés munichois. Rescapés d’ailleurs eux-mêmes parcellaires puisque irrémédiablement marqués et mutilés par la guerre. Edel le peintre y a perdu quelques dents et sa main droite en est restée paralysée. Son ami Robert, il y a laissé deux doigts. Quant à Hai, ses incessants trafics ne cessent de lui meurtrir les jambes. Écho direct aux propres mutilations de Gert Ledig, ces blessures symbolisent avant tout les stigmates d’un passé désormais révolu qu’ils ne parviennent pas à surmonter. " La guerre n’est pas finie pour Haï . " Malgré une sincère volonté de dépassement d’un passé national obscur, c’est en effet au mode opératoire de la guérilla que les amis empruntent leurs méthodes de subsistance. Car dans cet univers en décrépitude, tout service se monnaye, et si une incontestable nostalgie du sentiment affleure en chacun d’eux, le réflexe et l’instinct l’emportent. Alors, tandis que les jeunes femmes se prostituent, les hommes trafiquent pour leur survie et complotent par engagement. Au-delà du pur instinct pourtant c’est bien de la reconstruction morale des êtres dans un tel contexte qu’il est question. Comment survivre, réaffirmer son humanité et redonner un sens à son existence dans une atmosphère aussi délétère et alors même que l’on est sans cesse considéré comme suspect et étranger dans sa propre ville ? Les plus jeunes figurent évidemment en première ligne de ceux qui auront à porter le processus de reconstruction-réappropriation de l’identité et du territoire nationaux. Mais c’est bien l’ensemble des classes d’âge qui se trouvent pareillement démunies et traumatisées. Le peu d’êtres croisés par Robert dans le cadre d’échanges purement utilitaires sont autant d’êtres sans destins recroquevillés sur les spectres des proches qu’ils ont perdus mais dont ils espèrent obsessionnellement le retour. Ainsi, au-delà du parcours particulier des trois personnages masculins, c’est bien du devenir d’une nation déboussolée qu’il est ici question. Sans complaisance aucune pour ses compatriotes (Ledig lui-même meurtri par le conflit entretient l’ambiguïté quant à la nature de l’implication de Hai et de ses comparses dans les camps de la mort), il s’efforce de souligner le caractère malgré tout profondément humain de ces êtres. Imperceptiblement l’on est conduit à s’interroger sur notre propre comportement dans une telle situation. Tous les Allemands n’étaient évidemment pas des bourreaux ni même des complices du nazisme. Quant à ceux qui l’étaient, plutôt que de les stigmatiser de façon manichéenne, demandons-nous dans quelle mesure ils différaient des autres et ce qui a pu les faire basculer dans une telle horreur et démesure ; ce qui est bien plus dérangeant. Telle est la force de ce roman qui parvient à dépasser le cadre d’une situation historique extrêmement connotée et du parcours de trois hommes ordinaires pour suggérer en finesse des réflexions dans lesquelles il peut être bénéfique de se plonger, en matière d’engagement, d’attachement à la patrie qui peut pousser l’homme dans ses retranchements les plus profonds face à certaines circonstances extraordinaires, et même d’existentialisme. Après guerre, donc, mais avant quoi ? Entre les non-dits du passé et l’incertitude de l’avenir, certains y laissent leur peau tandis que d’autres, parvenant à renouer des contacts constructifs avec leurs prochains, entrevoient une lueur d’espoir. Nul fatalisme ni victimisation donc ; simplement humain. Laurence Bourgeon
Zone Littéraire correspondant
Après-guerre Gert Ledig Ed. Zulma 0 p / 16 € ISBN: 2843043409
Articles les plus récents :
Articles les plus anciens :
|