Le rire est un malin plaisir qu’on prend avec une conscience pure Nietzsche, Le Gai savoir Après ses passions du XVIIIème siècle, Philippe Sollers surprend en faisant de Nietzsche le prétexte ideal à un roman clair sur la liberté, et notamment celle, absolue, de l’écriture. Quand un texte fait de l’effet, il n’y a plus rien à en dire.Formulé il y a trente ans à propos de H (livre de Philippe Sollers), l’aveu de Roland Barthes, ravissant de justesse et d’élégance, pourrait être un préalable à tout commentaire de livres importants. Une Vie Divine est de ceux-là. Important pour qui ? Pas pour l’ensemble des lecteurs mais pour chacun d’entre eux. Point de “lectorat” pour Philippe Sollers, point d’individus regroupés en masse, point de social ni de collectif. Jamais de discours. Une parole. La littérature comme un pneumatique clandestin, d’une bouche à une oreille, direct et discret. Plus que les autres, Sollers s’adresse à moi, à toi, la grande rousse derrière, ou encore toi, le petit brun à gauche. Et il a l’air de te vouloir du bien. Admets que c’est rare. Alors de quoi te parle t-il dans ce livre ? De Nietzsche, de lui même, de l’écriture, des artistes et des philosophes, du monde d’aujourd’hui, un peu, et de beaucoup d’autres choses que tu n’entendras pas ailleurs qu’au creux de ces cinq cents pages généreuses, denses et fraîches. De l’art d’exercer, réellement, sa liberté, surtout. Et justement, c’est accompagné de cette amie de longue de date qu’il entreprend de soustraire Nietzsche au clergé des philosophes, grands ordonnateurs, si prompts à verrouiller la parole au nom même de la liberté de penser. La vision orthodoxe et officielle qu’on a produit du penseur allemand va donc flancher sous les caresses de la littérature. Le Gai savoir Nietzsche dangereux précurseur du nazisme ? Mélomane douteux, amateur de Richard Wagner ? Niezsche, morbide, lourd, embarrassant ? Pas pour le narrateur d’Une Vie Divine, un philosophe-écrivain atypique. Avec deux femmes libres et légères comme compagnes de route, il arpente la vie du Surhomme, ses lieux, Turin notamment, et examine ses lettres, celles de ses proches, amis, amantes, mères ou soeurs, et ses livres, évidemment. À partir de ces matériaux élémentaires, Sollers reconstitue soigneusement jusqu’aux sensations, aux repas, aux nuits de sommeil. Il rétablit Nietzsche dans son corps, vivant. Il le ressuscite. Le bronze est fondu, plus de figure historique mais un nouveau personage, Monsieur N., M.N. dans le texte, revigoré par l’écriture, revenu de l’éternité pour parfois visiter les petites femmes de Paris au XVIIIème siècle, ou observer l’européen d’aujourd’hui… Un passant considérable, au delà du temps et de l’espace. Une conscience gaie, riant de la fatalité. Ou délirante, ivre d’une liberté radicale.. La technique de Sollers en la matière est éprouvée : il cite en abondance ou plutôt, montre, avec ses “microscopes”, dans son “laboratoire”. Il remet l’écrit en circulation, en scène, lui réinvente des perspectives, remet à la portée, pour broder un nouveau tissu, un nouveau texte. Barthes, là encore : “Communiquer avec le monde, c’est traverser les écritures dont est fait le monde, comme autant de citations dont l’origine ne peut-être ni tout à fait repérée, ni jamais arrêtée”. L’écriture comme mouvement permanent dans la trame du temps et du monde : ce livre est une preuve supplémentaire que Philippe Sollers en a quelque maîtrise. L’Eternel Retour Car “l’écrivain du oui absolu”, comme Philippe Sollers se définit lui-même, reste l’un des seuls à placer à ce point l’écriture (et donc lui et le lecteur) au-dessus du vacarme. C’est un esprit errant fait corps, un danseur de temps, averti de l’absurdité de l’univers et lassé des fracas de la comédie humaine : Et ce globe minuscule, à la surface duquel, dans une chambre au soleil, je trace ces petits caractères, tourne sur lui-même à la vitesse de 27 000 kilomètres par seconde. Une. Voilà. Et vous voudriez que je m’intéresse aux convulsions sociales de mon temps ? Migraine. Et pourtant, au fil du roman, les convulsions sont apaisées en quelques phrases, autant de respirations d’évidence. La littérature dépressive ? Les angoisses millénaristes ? La guerre des sexes ? L’embarras des corps ? Le règne des sciences ? La France qui tombe ? Tout ce qui prétend encombrer la vie y trouve son compte. Au final, la même solution pour tous les temps : l’Éternel Retour Nietzschéen, synonyme pour l’écrivain de liberté de vivre, de créer et de jouir. Et pour cela s’oublier soi-même, jusqu’à son nom, c’est à dire ignorer ce que les autres font de vous, et devenir ce que l’on est. S’abstenir de voir bien des choses, ne pas les entendre, ne pas les laisser venir à soi, premier commandement de la prudence, première preuve qu’on n’est pas un hasard mais une nécessité. Le mot courant pour cet instinct d’autodéfense s’appelle le goût. Mot décisif. Le philosophe frileux et imbibé de social y détectera, lui, un nihilisme politique suspect. Ecce homo Alors pour Sollers il faut choisir son camp. Le monde n’ayant aucun sens, autant le considérer comme gratuit. Il a choisi, depuis longtemps, le camp du bonheur libre par principe. Celui de la gaieté, du jeu, des plaisirs, de l’art et de l’individu contre la société. Celui d’une Vie Divine de littérature et d’écriture où Sade, Rimbaud et Baudelaire sont convoqués. Mozart est là, bien sûr, Haydn également, Ben Webster, même : L’art comme seule force de résistance à toute volonté de nier la vie… L’art comme activité métaphysique de l’existence. Le style est aérien, calme, degagé, précis. Les traits de lumière se cueillent en fines poignées. Une Vie Divine vote sans réserve pour toi, la grande rousse et toi, le petit brun, ‘petit animal mal domestiqué (qui a) une chance, oh très minime, de t’en sortir”. Un appel à la liberté et à la vie. Un de plus de la part de Sollers ? Oui, mais celui-là est étonnant de détermination sereine, comme un doux face à face. Un leg généreux et, d’ores et déjà, un précieux compagnon. Marc Delaunay
Zone Littéraire correspondant
Une Vie Divine Philippe Sollers Ed. Gallimard 525 p / 20 € ISBN: 2070768331
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