Après un Bal des vipères rondement mené et remarqué lors de la dernière rentrée littéraire, Horacio Castellanos Moya revient avec un roman où les masculins dominent, à défaut de l’emporter, dans une Amérique centrale torturée et tortueuse. Alberto Aragón nage en pleine décadence. Au crépuscule de sa vie, il échoue, seul, dans une sombre chambre de Mexico où l’ont recueilli sa vieille femme de ménage Blanca et une jeune femme répondant au comique et anachronique sobriquet de l’Infante. Lui qui a pourtant été, furtivement, ambassadeur au Salvador n’a plus pour luxe qu’une fidèle timbale rouge, précieux réceptacle que ses gardes-malade emplissent régulièrement de boissons plus ou moins alcoolisées, seules substances qu’il consent encore à ingérer. Comment et pourquoi donc est-il arrivé à Mexico ? Bien malin celui qui saura décrypter avec précision le parcours de cet homme qui a longtemps défendu des convictions révolutionnaires au côté de la guérilla avant de rejoindre le pouvoir exercé par la junte militaire en tant que diplomate. Pas étonnant qu’il se sente traqué, percevant derrière chaque individu patibulaire, chaque inconnu qui le dévisage un peu plus que de coutume, un espion qui en voudrait à sa vie – sa voiture et tous ses biens ont d’ailleurs été mystérieusement dérobés. Revenir à Mexico, c’est pourtant renouer avec certains fantômes du passé, affronter l’ineffaçable image d’un père aux engagements familiaux et politiques irréprochables, et cette jeune femme, cette Infante qu’il ne peut s’empêcher d’humilier et de brimer, dont il ne peut en réalité pas se passer. Un poids bien lourd que son âge et son état de santé ne sauraient équilibrer. Ravivant les souvenirs au cours de quelques rencontres opportunes, parviendra-t-il à introduire quelque lumière dans son passé ? Rien n’est moins sûr. Pour nous, simples lecteurs, une deuxième partie était bien nécessaire à l’émergence d’un semblant de limpidité. Si on le cherche… C’est donc Pepe Pindonga, détective privé récemment autoproclammé en mal d’enquêtes, qui s’efforce de démêler l’écheveau d’une mort qui semble pourtant être l’événement le moins suspect de toute la vie d’Alberto Aragón. Et ce à la demande d’un mystérieux meilleur ami étrangement soucieux d’éclaircir cette disparition. Changement de voix et changement de rythme donc, mais pas vraiment de mode de vie. Car l’enquêteur et son sujet partagent une même passion pour les femmes et l’alcool. Motivé tant par l’avancement de son enquête que par les potentielles rencontres (féminines) qu’elle peut lui apporter, Pepe Pindonga recoupe les témoignages, intrigue, voyage à Mexico et conclut. Téléscopages et digressions s’accumulent dans cette investigation aussi policière que vaudevillesque. Car lorsque Castellanos Moya confie la narration à l’un de ses personnages, c’est entièrement qu’il la lui délègue. Rien n’est donc épargné au lecteur en terme d’atermoiements, de doutes et d’obsessions. En témoignent ces phrases qui épousent les flux de conscience d’un narrateur en pleine quête, s’apaisant au fur et à mesure qu’il en découvre davantage sur lui-même. Tout est chaos Certes, l’arrière-plan historique est omniprésent et mieux vaut être un petit peu renseigné sur l’évolution politique de cette région d’Amérique centrale pour se repérer dans les va-et-vient, compromis et diverses tractations auxquels s’est livré Alberto Aragón. Mais Castellanos Moya possède un réel sens du rythme et un talent de portraitiste aussi humaniste que caricaturiste. Et il en faut pour tirer du chaos politique salvadorien une énergie, aussi désespérée soit-elle, qui anime une réjouissante galerie de personnages. Si l’on croit parfois voir défiler les séquences d’un invraisemblable film maffieux – quels meilleurs surnoms que Perez le désossé, Pompon, l’Infante ou encore Jeremy Irons ? – c’est bien la fragilité humaine qui apparaît en négatif : la culpabilité, les remords, les faiblesses et surtout l’importance de la fidélité et de l’engagement. A l’image de l’instabilité de ceux qui les dirigent, les personnages tatônnent, à grand renfort de virilité, sur les sillons de leur existence. C’est bien ce qui justifie la dimension chaotique de cette lecture sans cesse remuante, souvent à bout de souffle, mais toujours maîtrisée. Car en dépit de la déliquescence ambiante, une énergie et une verve se dégagent de ce texte, à tel point qu’on a l’impression d’entendre penser les personnages et que l’on n’a qu’une hâte : écouter parler leur auteur. Si c’est un livre excessif par bien des abords, c’est que la demi- mesure ne saurait être tolérée quand les manipulations de quelques uns sont responsables du désespoir de tous les autres. Il faut parfois apprendre à déborder pour établir des résonances étrangement actuelles…
Laurence Bourgeon
Là où vous ne serez pas Horacio Castellanos Moya Ed. Les Allusifs 272 p / 22 € ISBN: 978292286
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