Sous le nom de l’auteur, un mot se détache de la couverture immaculée : Lacrimosa. Un titre sibyllin, comme venu d’ailleurs. Une enveloppe de mystères que l’on décachète bien volontiers… Un homme et une femme correspondent. Il est vivant, elle est morte, ou peut-être est-ce le contraire. Ils se manquent, se déchirent, se mentent et effacent peu à peu les frontières qui séparent le réel de l’imaginaire. L’un après l’autre, ils semblent nous inviter à regarder par-dessus leur épaule tandis qu’ils s'écrivent, nous faisant ainsi témoins de leurs échanges, comme pour s’assurer qu’ils existent vraiment. Elle s’adresse à celui qu’elle a quitté. Lui évoque cette jeune femme qu’il n’osa aimer que le jour où elle décida de se pendre. Pour la garder au plus près de lui, l’homme n’a trouvé qu’un seul moyen : continuer à lui parler. L’appelant tendrement « Chère Charlotte », il raconte ses folies passagères, ses impudences et cette façon qu’elle avait de se placer toujours à côté de la vie, par peur d’y sombrer. Fantasmagories romanesques Au fil des pages, la jeune femme apparaît de plus en plus vaporeuse. Elle se métamorphose sous nos yeux en production littéraire, fruit de l’imagination d’un écrivain abondant : « -Et tu as fait de moi un procédé romanesque ! Même pas une œuvre d’art, une statue, une mélodie ! Non, un personnage ! Pour dire vrai, une utilité, un ingrédient que tu jettes dans ta soupe de mots pour l’épaissir quand elle devient claire comme de l’eau. » Charlotte se débat comme une possédée pour ne pas se transformer en vulgaire marchandise, objet étiqueté, victime d’une promotion intense et du battage médiatique qui l’accompagne souvent. Refusant jusqu’au « nom de gâteau » dont il l’a affublée, elle n’épargne rien à son créateur et le tourne en ridicule, soulignant son ego démesuré et le traitant de tous les noms : « pauvre escroc », « petit imposteur », « petit baudet », « salopiot », « vieil obsédé », « petit mac »… Pourtant, à mesure qu’elle le malmène, Charlotte guide la plume de son « bel écrivassier » : « Essaie de te borner à recopier la vie. La simplicité est jolie. » Lacrimosa dies illa… Si l’obscurité envahit la plupart des pages de Lacrimosa, elle ne parvient toutefois pas à éclipser le cynisme et l'humour qui exercent un pouvoir absolu chez Jauffret. Dans son dernier roman, l’auteur évoque sans ambages la plus brutale des morts et nous pousse même à en rire, semblant nous rappeler par endroits un fameux réquisitoire de Pierre Desproges : « Oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort pour se rire de nous ?» Son personnage revendique le droit d’utiliser le suicide de Charlotte comme matériau romanesque : « Vous me reprocherez bientôt de n’exister que dans ce livre. C’est un reproche que je serais plus excusable de vous faire. […] Je vous en voudrai toujours de m’avoir quitté, il y a des ruptures qu’on ne peut pardonner.» Une nouvelle fois, Jauffret se joue de la forme. Après s’être attaché à décrire cinq cents fragments de la vie d’inconnus dans Microfictions, il revisite le genre épistolaire et dissèque le statut d’écrivain. Charlotte peut être rassurée. Bien plus qu’un simple personnage, elle se fait conscience de l’auteur. Grâce à elle, Jauffret évite les pièges des tournures et des sentiments faciles et signe l’un des plus beaux romans de cette rentrée.
Ellen Salvi
Lacrimosa Régis Jauffret Ed. Gallimard 217 p / 16 € ISBN: 2070122042
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