Avec Les Derniers Indiens, Marie-Hélène Lafon poursuit son chemin original et marqué, sans se soucier de la tendance. On a été séduit par la vérité du propos, la force qui se dégage de ce récit d’une existence apparemment banale dont les questionnements intimes nous frappent d’autant plus. Rencontre. C’est votre sixième livre, le 4ème roman. On y suit Marie, cinquantenaire qui vieillit dans la maison de famille avec son frère cadet, Jean, tous deux célibataires. Marie occupe son temps à ressasser le passé, à espionner surtout ses voisins, les Lavigne. Votre écriture, souvent qualifiée de âpre l’est ici encore, on respire peu dans ce long monologue qui dit la solitude, les rêves envolés, l’habitude conditionnant la vie. On est frappé par la vérité des gestes du quotidien (la cérémonie du courrier, la lecture du journal) : on a l’impression de voir ses propres grands parents ! Vous observez beaucoup autour de vous ? On vous sent très ancrée dans le réel… Je fais ventre de tout ; je ne saurais mieux le dire, même si la formule est un peu radicale. Et ce depuis l’enfance ; en ce sens que, bien qu’ayant commencé à écrire tard, à 34 ans, j’ai toujours beaucoup observé, pour ne pas dire, espionné, et engrangé, autour de moi, les choses et les gens, les lieux, les sensations, les odeurs ; François Mauriac, dans un essai jadis publié chez … Buchet Chastel ( !!!) parle très bien du romancier qui fut « un enfant espion, un traître, inconscient de sa traîtrise ». Tout ce fatras du vivant en train d’advenir s’est inscrit en moi, à mon insu, pendant des années et des années, et, quand je travaille, à l’établi, j’ai l’impression d’être à la tête d’un trésor dérisoire et colossal ; je veux dire par là que j’ai des réserves pour mille ans, réserves constamment renouvelées de surcroît par le seul fait d’être, chaque jour, plantée dans le monde, en proie à lui. Quant à « l’ancrage dans le réel », il est évident ; je voudrais « rentrer dans les choses », c’est l’exergue d’Organes, ou je cite le photographe italien Mario Giacomelli ; en d’autres termes, je voudrais que le monde dont je parle s’incarne dans mes livres le plus intensément possible, devienne palpable, charnel, existe au point que, me lisant, on ait la sensation physique de s’y enfoncer. Tout ça est une question de corps. Le roman fonctionne sur plusieurs niveaux : par exemple, l’opposition sociale entre la famille Santoire, des paysans propriétaires (un statut primordial pour la mère désormais décédée de Marie, qui le faisait sentir à tous) et les Lavigne, simples ouvriers agricoles qui « n’avaient pas les manières » mais qui sont en passe de tout posséder. Dans Le Soir du chien, votre premier livre publié, votre héroïne n’était pas acceptée parce qu’elle n’était pas née là où elle vivait. De telles fissures sociales sont-elles si vivaces encore dans nos campagnes ? On a parfois l’impression d’être dans un passé qu’on croyait révolu… Je suis née en 1962 dans le Cantal et j’ai vécu jusqu’à l’âge de dix-huit ans dans ce monde paysan dont je parle dans tous mes livres ( à l’exception de Mo même si Mo, à mon sens, est lui aussi, à sa façon, un Indien ) ;circonstance aggravante, ou exténuante, c’est comme on veut, j’ai été pensionnaire sept ans, entre 11 et 18 ans, à Saint-Flour dans une école religieuse, et j’ai adoré ça, cette semi-claustration, je sortais tous les week-ends, dans le cocon des hauts-murs, out of time ; et quand je suis arrivée à Paris, en 1980, pour y étudier les lettres classiques en Sorbonne, j’ai eu très nettement la sensation d’une révolution dans l’espace, évidemment, mais aussi dans le temps. L’espace-temps où j’avais grandi, et auquel j’étais et suis toujours extrêmement attachée, liée, cet espace-temps donc, malgré Mai 68, la télévision et les disques des Rolling Stones, était une sorte de conservatoire des mœurs, des façons d’être et de penser ; ce qui, à mon avis, n’a rien de spécifique au Cantal mais est le propre de tous les territoires géographiquement confinés, isolés, enclavés comme dit l’administration. Je constate d’ailleurs aujourd’hui, et les voisins en sont le signe dans mon roman, que la modernité galopante entre sur ces terres, les gagne, pour le meilleur et, parfois, pour le pire ; tout cela est complexe, appelle, exige la nuance, et je ne suis pas sociologue… Une autre dimension romanesque s’articule autour de ces grands enfants esseulés, les « derniers indiens » comme vous l’écrivez que sont Marie et Jean, tous deux ayant vécu presque par procuration – c’est du moins ce qu’on ressent - négligés par une mère qui n’en n’avait que pour Pierre, l’aîné, disparu trop tôt de maladie, enfant prodigue, seul à contester son autorité, à s’être échappé de la cage dorée (même s’il est revenu mourir au bercail). Mo, personnage éponyme d’un de vos romans avait aussi ce rapport difficile avec sa mère. Vous donnez rarement une image positive de la relation parent/enfant… Certes, c’est le moins que l’on puisse dire, et, à mon sens, le sommet dans ce domaine est atteint dans Sur la photo où les parents n’existent dans le texte que quand l’un des trois enfants, la sœur du milieu, meurt… Il y a cependant une mère présente et aimante, une mère qui ne tue pas son enfant à force de vouloir le garder, c’est Thérèse, la mère de Laurent dans Le soir du chien, tout de même, il faut le dire… Je suis moi-même perplexe, et un rien accablée, devant cet état des lieux catastrophique, ce désastre de la filiation. Qu’en dire ? Je ne dénonce rien, j’écris ce qui me passe par le corps, et je n’ai moi-même jamais voulu et pas eu d’enfants. Alors. Les voisins, qui en l’occurrence vivent vraiment comme une tribu, nombreux, bruyants, brouillons, pas inquiets de leur progéniture, ont perdu une de leurs filles, l’Alice, la simplette de la famille assassinée. Un crime non résolu qui fascine Marie. Cette fascination vient-elle de l’aspect charnel du meurtre – quelque chose qu’elle n’a jamais connu ? De la presque indifférence des voisins à ce drame ? D’une simple curiosité malsaine ? Il me semble que Marie est au-delà de la curiosité malsaine ; sa fascination est évidemment d’ordre charnel, et même carrément sexuel ; la copulation est une boucherie, un sauvage démembrement, une mise à mort suivie d’autopsie. Toute jouissance est impossible, interdite, inaccessible, dixit la mère qui chasse les chiens luxurieux ; mais, en même temps, l’acte de reproduction est obligatoire pour que la cinquième génération advienne. Comment sortir de là ? Marie n’en sort pas, elle reste figée dans une sidération douloureuse. La mère, déjà, s’était sacrifiée, épousant, contre tous ses principes, un ouvrier agricole ; Pierre, le seul Santoire, qui ait jamais joui, au Maroc ou dans le lit de sa divorcée, a été puni par où il avait péché, par le corps, et est revenu mourir dans le giron de la mère. Disons enfin que la fascination de Marie pour le corps transpercé et supplicié de l’Alice tourne autour du désir incestueux ; elle imagine une impossible étreinte entre Pierre et l’Alice, les morts rangés au cimetière ; et l’on sait ce qu’il en est de Jean… Le lieu, la campagne (le Cantal/ l’Auvergne), est primordial ici, comme à priori dans vos précédents ouvrages. La nouvelle que vous avez sortie quelque temps avant ce roman, sorte de digression des Derniers Indiens, s’appelle La Maison Santoire. C’est essentiel pour vous l’appartenance, la maison ? Disons que le lien à un lieu d’origine, une terre, et à une maison première, terre et maison matricielles, « origines du monde » en un sens que Courbet n’eût pas renié, les maisons étant des ventres, est fondamental dans ma vie et mon travail, les deux se nourrissant de cette tension entre les pays, celui d’ici et celui de là-bas, le proche et le lointain, la terre et le bitume…. « Ils ont deux pays. C’est possible » sont des derniers mots de la Fleur surnaturelle dans Liturgie… On avait comparé Organes aux Vies minuscules… de Pierre Michon, un auteur que vous aimez je crois. Il est vrai que vous avez un talent fou pour vous immiscer dans la tête de vos personnages, leur donner la parole et du coup un corps vraiment palpable, une identité parfaitement dessinée : c’est une volonté systématique ou cela vient au fil de l’écriture ? Il me semble que tout ce qui précède montre à quel point je ne suis pas dans la volonté, et encore moins, je l’espère, dans le système ; et depuis onze ans que j’écris, maintenant, je ne peux et ne sais rien faire d’autre que tendre à faire exister, du dedans, des corps et des pays, des gens dans des maisons, et des arbres et du vent et des rivières froides. Les Vies minuscules de Pierre Michon, ont été un événement dans ma vie ; il est le seul écrivain à qui j’ai jamais envoyé un texte, le premier écrit, Liturgie, le petit, le court du début qui donne son titre à mon deuxième livre publié. Il m’a gentiment répondu, me disant de travailler, ce que je n’ai pas cessé de faire depuis. Vous avez choisi comme exergue cette phrase du peintre Rebeyrolle : « Je ne crois pas à l’avant-garde, l’avant-garde c’est la mode. Moi je ne suis rien, je suis mon chemin. » Votre façon de considérer votre travail d’écrivain, creuser son sillon – en l’occurrence original et fort – sans se soucier de ce qui « marche » ? « Creuser son sillon » est très juste ; moi je dis « labourer le terrain » mais c’est la même chose, le même champ, dirais-je…Tant que mon éditeur me suit je peux vivre dans ce luxe de ne pas me soucier, dans mon travail d’écriture, de l’air du temps. « Out of time », c’est le titre d’une chanson, d’amour, des Rolling Stones, qui, eux aussi, sont souvent dans mes livres… Retrouvez Marie-Hélène Lafon pour une rencontre le samedi 16 février à 17h à la librairie MK2 Bibliothèque, 128-162 ave de France, 75013 Paris
Maïa Gabily
Marie-Hélène Lafon Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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