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A table !
Texte mis en bouche, mot sur la langue ou style amer : on ne compte plus les expressions associant litt�rature et nourriture. Art de vivre � la fran�aise, la passion culinaire sort de son "art" pour se tailler une belle part du g�teau romanesque fran�ais. Marie-Christine Cl�ment en sait quelque chose : h�teli�re-restauratrice au Grand H�tel du Lion d�Or de Romorantin-Lanthenay (Loir-et-Cher) et titulaire d'un DEA de lettres modernes, elle consacra une partie de son temps � d�crypter "l'enjeu des mots dans la litt�rature classique et contemporaine". Une belle affaire qui s'�tend du Banquet platonicien � la tuyauterie gastrique Nothombienne avalant couramment, dit-elle, des fruits pourris.
Bouffer, comme lire, implique d'apprendre et de ressentir. Indice pr�cieux d'ethnologue, ce qu'on mange nous refl�te. Oh, ma belle assiette, dis-moi qui sont les plus beaux ? Et par temps de d�pression post week-end, un moyen primaire de nous consoler. Parall�lement, ce qu'on lit nous forme et nous d�finit �les penchants litt�raires de chacun pouvant �tre un moyen de distinction sociale, tandis qu'un livre nous console tout aussi bien qu'une tablette de chocolat (notons qu'un �crivain pourra toujours se consoler en lisant de plus mauvais auteurs que lui). Aux m�mes fins les m�mes moyens : manger et lire exploitent les cinq sens. Baudelaire, grand chef des synesth�sies ; Bocuse, romancier des odeurs. Tout se confond vers un seul but : le plaisir.
Comme le montre Marie-Christine Cl�ment, la french touch romano-gustative est une exception culturelle fran�aise. Grandes traditions, grandes oeuvres. Entre 1532 et 1534, Rabelais donne naissance � Pantagruel et Gargantua. Avide de tout savoir et savourer (les deux mots viennent de la m�me racine latine � sapere), "mots, mets et connaissances ne font qu'un et ne sont qu'une m�me mati�re dans la bouche de Pantagruel." Succ�s imm�diat : on dira jusqu'� nos jours un app�tit gargantuesque ou un festin pantagru�lique. Trois si�cles apr�s, Zola, dans L'assomoir (1877), transforme son personnage en aliment : Gervaise mangera l'oie qu'elle sera devenue. Suivront Proust et sa madeleine, Colette et sa tambouille (Prisons et paradis, 1932) puis Am�lie Nothomb (M�taphysique des tubes, 2000) qui nous rappelle le tuyau nu que nous sommes � la naissance. "Sans plaisir, il n'est pas de conscience et la conscience na�t du plaisir alimentaire."
Plus qu'un simple alibi narratif, l'alimentation est une all�gorie singuli�re de nos soci�t�s. Or celles-ci se d�finissent par l'espace et le temps. Si nous ne mangeons pas comme hier, nous n'�crirons plus comme avant. Alors, Le Ventre de Paris (Zola, 1873), et de France, n'a plus faim ? Aujourd'hui, � l'�crit comme � l'oral (la nourriture n'est-elle pas avant tout un plaisir de la bouche ?), notre rapport au temps est diff�rent. On d�jeune sur le pouce tandis qu'on se d�douane de tout effort c�r�bral en d�plorant complaisamment de ne plus avoir le temps de lire. Roman fast-food (� lire, selon l'auteur, "entre deux stations de m�tro"), Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part est symptomatique de notre recherche du plaisir instantan�. Phrases courtes, �crit-parl�, sentiments pr�-dig�r�s : voil� de quoi rendre la digestion facile pendant que 55.000 fran�ais meurent d'ob�sit� chaque ann�e. N�anmoins, les succ�s du bio et du fooding semblent r�pondre � la g�n�ralisation de la mal-bouffe. Preuve que le go�t ne se perd pas. Mieux : on le rappelle � l'ordre. Et c�t� bouquin, un authentique "artisan des saveurs", un Veyrat des champs, bref, un auteur de la terre signe un des plus grands succ�s de ces derni�res ann�es : Philippe Delerm, avec Premi�re gorg�e de bi�re et autres plaisirs minuscules (1997).
Ecrivain Label Rouge par excellence, nous prendrons d�sormais le temps d'�cosser les petits pois, d'aller aux m�res et de savourer "une religieuse au caf�, un paris-brest, deux tartes aux fraises, un mille-feuille". Certes, le texte n'est pas inaccessible, bien au contraire, mais, ici, au moins, on ne sert pas de la soupe. Sympt�me d'une qu�te d'authenticit�, on imagine mal l'auteur disserter sur un four � micro-ondes. Et oui, la bonne vieille France, �a ne s'oublie pas. "Paquet de g�teaux � la main, on a la silhouette du professeur Tournesol. (...) Petits dimanches de famille, petits dimanches d'autrefois, petits dimanches d'aujourd'hui, le temps balance en ostensoir au bout d'une ficelle brune. Un peu de cr�me p�tissi�re a fait juste une tache en haut de la religieuse au caf�." Ariel Kenig
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