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Destins crois�s
Consid�rons deux droites parall�les, toute perpendiculaire
� l�une est perpendiculaire � l�autre. C�est dans ce cas que l�on
comprend que cet axiome de math�matique prend tous son
sens dans bien d�autres domaines. La litt�rature s�en est
d�ailleurs beaucoup inspir�e. Ah ! Ces fameux destins que l�on
dit crois�s...
Manier les destins implique pour le narrateur de se construire
un tr�ne, de s�y asseoir et de jouir de son Olympe d�guis� en
Zeus. Chose que peu d�auteurs ont les �paules de faire
actuellement, recroquevill�s qu�ils sont entre le divan psy et les
intrigues f�tales. Mais pour les petits dieux de la narration,
comment donner les apparences de la r�alit� � ces
constructions intellectuelles ? Il faut un effet sp�cial, un truc de
magicien. Les Anglo-saxons ont un mot pour cela, �videmment :
la serendipity, principe ent�tant qui vaut aussi bien pour
l�invention du LSD que pour la d�coction de nanars
sentimentaux ou de chefs d��uvre romanesque. explication :
� L�art de chercher faux et de trouver juste �, voil� pour
commencer. Quand Albert Hoffmann, scientifique chez Roche,
aujourd�hui tout juste centenaire, trempe son doigt dans une
poudre qu�il vient de d�nommer LSD25 et part pour le premier �
acid trip � de l�histoire de l�humanit�, voil� la serendipity. �
Ce hasard qui ne saisit que les gens pr�par�s �, comme
disait Pasteur, un autre homme de science. Lorsque Jonathan
(John Cusack) rencontre Sarah (Kate Beckinsale) en plein New
York dans le film �ponyme, la revoil� : l��quivalent sentimental
de tomber sur un bouquin g�nial dans une biblioth�que
immense et inconnue. Borges n�est pas loin. C�est le hasard qui
s�encanaille et joue � Dieu, et c�est un principe narratif puissant,
si puissant que seul le talent peut �viter au r�cit de glisser sur la
pente savonneuse du � soap � genre
Enfin-toi-que-je-ne-cherchais-pas. Les dimanche apr�s midi de
M6 en sont plein. Et plus le principe narratif est fort, plus l�auteur
est omnipotent. Trism�giste m�me. Le lecteur doit se tenir sur
les �paules d�un g�ant.
Longtemps ce fut une tradition en France. Le naturalisme de
Zola en t�moigne et nous plonge dans l'�poque du second
Empire. Deux tranches d'une m�me famille. L'une issue d'une
liaison dite officielle, l'autre issue d'une liaison dite adult�re.
Deux familles aux destins oppos�s. Les Rougon seront riches,
et tr�s puissants. Les Macquart, pauvres, vivront dans la boue.
L� encore, destin�es�
Dans ce monde, dans ces mondes, Zola nous fait plonger pour
�tudier les ph�nom�nes h�r�ditaires. Une fresque fantastique
dans laquelle tous les instincts humains, tous les destins sont
d�crits, tous les caract�res �tudi�s, diss�qu�s � l'extr�me�
Ils sont un m�me �tre en deux �tres diff�rents ; l� c'est, si je
ne me trompe, la d�finition des amis parfaits. (...) Et jamais les
deux hommes n'avaient senti si �troitement le lien de fraternit�
qui les unissait, sur cette machine en marche, l�ch�e � travers
tous les p�rils, o� ils se trouvaient plus seuls, plus abandonn�s
du monde, que dans une chambre close, avec l'aggravante,
l'�crasante responsabilit� des vies humaines qu'ils tra�naient
derri�re eux (in La B�te humaine). La Com�die
humaine, bien s�r.
On se souvient aussi d'Anna Karenine, o� les h�ros Anna
et Levine ne se rencontrent qu�� la fin. � Je suis fier (�) de
son architecture, les vo�tes se rejoignent de telle mani�re qu'on
ne remarque pas o� est la clef... �, dira d�ailleurs Tolsto� aux
critiques.
Attache-les
Puis on a oubli� le genre, pendant un si�cle. Parce qu�on
pensait qu�il fallait penser � nouveau le roman. Et on y est
finalement revenu. La culture de plusieurs mondes, ces
rencontres impromptues, innatendues, autour desquelles se
nouent des vies jusque l� s�par�es, on les retrouve de plus en
plus au cin�ma, des films catastrophes aux drames sociaux : on
citera en vrac Collision, Traffic ou encore
Mulholland Drive, sans oublier un classique du genre,
Short Cuts. Un r�cent et tr�s talentueux r�alisateur en a
m�me fait sa sp�cialit� : le g�nial Inarritu qui dans ses deux
premiers films, Amours Chiennes et 21 Grammes,
a su exploiter brillamment l'art de raconter les destins crois�s.
En litt�rature, cet exercice de style a permis de renouveler le
genre. Chez les Am�ricains notamment. Encore du Jonathan
Safran Foer, mais quand m�me, c�est incontournable. L� o� le
Soleil se l�ve, on retrouve aussi un ma�tre dans le genre. Outre
l�excellent Kafka sur le rivage, le japonais Haruki
Murakami a tr�s souvent cultiv� deux narrations qui finissent par
se rejoindre. Ainsi dans la Fin des temps, deux histoires
distinctes se succ�dent tout au long des chapitres. On d�couvre
peu � peu les choses, simultan�ment avec ces deux narrations,
on les relie par tatonnements, jusqu'� l'explication. Dans le
genre ce sont plus que des personnages, ce sont des
atmosph�res qui se rejoignent. Et Il y en a encore certains :
comme Hedi Kaddour dirigeant Waltenberg dans les vents du
20�me si�cle. C�t� fran�ais, le premier roman de Blandine Le
Callet, Une pi�ce mont�e, situe le lieu de ces
croisements d'existences � un mariage, �v�nement de fait
particuli�rement propice aux rencontres souvent fugaces,
parfois d�terminantes. Quant � Val�rie Tong-Cuong, elle
emprunte aussi dans son dernier roman, Noir dehors
les voies de la s�rendipit� : trois individus aux parcours si
parall�les que leurs droites respectives semblent ne jamais
pouvoir s�entrelacer. Question de g�om�trie humaine. Mais la
litt�rature n�est pas euclidienne, heureusement pour nos
frissons.
Charles Patin O'Coohoon, Laurent Simon et Ma�a Gabily.
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