Une Espagne franquiste plus vraie que nature ressurgit sous la plume d’un Ibère pourtant bien trop jeune pour en avoir lui-même souffert. Alors à quoi bon réveiller les fantômes d’un passé si douloureux ? Peut-être justement parce que l’oubli serait plus dangereux encore pour l’avenir ? Si l’Espagne a fait son deuil de la dictature, la plaie du passé et les traumatismes laissés par l’ancien régime restent ouverts. Sinon, comment expliquer le besoin d’un jeune auteur de revenir sur une période si récente qu’elle relève encore à peine de l’histoire, et profondément obscure et dérangeante pour un compatriote des Phalangistes ? Cette équivoque qui place le franquisme à la limite de l’objet d’étude historique et du simple souvenir en fait un sujet d’écriture idéal. Mais comment l’exprimer sans partialité ni recourir aux lieux communs ? Partant de la mystérieuse disparition de Julio Denis (accessoirement pseudonyme de Julio Cortázar), un professeur de littérature médiévale à l’université de Madrid, lors d’une manifestation étudiante fortement réprimée, et avant d’emboîter le pas à un jeune sympathisant communiste, Isaac Rosa questionne l’histoire ainsi que le devoir de mémoire et la potentielle contribution du romanesque à ces oeuvres. A la croisée des écritures Si les faits divers alimentent nombre de romans et de scénarios, certains sujets requièrent un traitement plus méticuleux et prudent que d’autres, ouvrant sur une réflexion plus large sur le rapport de l’écriture à l’histoire en général. D’entrée de jeu, Isaac Rosa démystifie le processus de création littéraire en ironisant sur une conception utilitariste de l’Histoire perçue avant tout comme stimulant littéraire. Loin des images d’Epinal maintes fois reproduites, Isaac Rosa puise dans les évènements oubliés pour tenter de trouver la voix et le ton justes en prenant soin de ne jamais succomber aux clichés. Mais au lieu de se contenter de nous communiquer le produit romanesque de ses réflexions, il nous en dévoile toutes les étapes de l’élaboration. D’où une oscillation et un tâtonnement apparent qui dévoilent les étapes d’un véritable "work in progress" d’investigation historique et littéraire. Lecteurs en déroute Lectrices, lecteurs, restez concentrés et mobilisés. Car la passivité n’est pas de mise face à ce roman qui bouleverse les conventions narratives. Si distanciation il y a, c’est bien de la part de l’écrivain lui-même, qui n’a de cesse de se questionner quant à la forme écrite la plus adaptée pour traiter d’un tel sujet. En conséquence de quoi le lecteur, lui, n’a droit qu’à un répit limité. Tantôt apostrophé et moqué quant à ses attentes convenues en matière de péripéties et de psychologie, tantôt ballotté entre des genres aussi divers que l’encart historique, le rapport ou l’interview journalistique ou la notice encyclopédique (car l’écriture n’est pas l’apanage du romanesque qui se nourrit d’ailleurs amplement du reste). Si l’on sort quelque peu déconcerté de cet ensemble labyrinthique et touffu où pointe sans cesse l’ironie de l’écrivain manipulateur, la cause en est un surcroît d’honnêteté de notre jeune prosateur, soucieux d’éveiller les consciences de ses contemporains. Convaincu qu’il n’y a pas qu’une façon d’écrire sur un passé trouble et surtout que la vérité n’est pas si simple, il bouscule la bien pensance et les idées reçues les plus élémentaires, entrechoquant, à la première personne du singulier, les paroles des opprimés, des miliciens et de simples quidams, nous invitant à constater qu’aucune n’est d’évangile. Pastiche érudit ou réquisitoire contre la bonne conscience et appel efficace à la lucidité et à la vigilance ? On hésite, un temps seulement, avant de mesurer la force de ce roman, puisque c’est ainsi qu’il est libellé, et se hâter de le relire pour en décrypter toutes les ficelles. « Il y a des gens qui sont capables de traverser l’existence sans la marquer ni être marqués par elle. Je n’ai jamais compris cette extrême discrétion, cette attitude de quelqu’un qui semble vivre parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. » Assurément, telle n’est pas la posture d’Isaac Rosa qui ne semble pas prêt à se résoudre au silence. Et ce n’est pas nous qui allons nous en plaindre. Car pour que la mémoire vive et ne flanche pas, c’est à de telles plumes que l’on souhaiterait pouvoir plus souvent se frotter. Laurence Bourgeon
Zone Littéraire correspondant
La mémoire vaine Isaac Rosa Ed. Christian Bourgois 332 p / 25 € ISBN: 2267018241
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