« Un vieil homme est assis au bord du lit étroit ; les mains à plat sur ses genoux, la tête basse, il contemple le plancher. » Si les tous premiers mots de Dans le scriptorium ont des allures de didascalie, ne vous y trompez pas : vous n’obtiendrez pas une information de plus sur l’identité de ce vieil homme. Car Paul Auster n’est pas de ces romanciers qui livrent leur texte clef en main. Depuis la parution du premier volet de sa trilogie new-yorkaise, il y a vingt ans, il n’a cessé de s’en remettre au hasard. Ses histoires, véritables petites enquêtes littéraires, ne sont jamais simples ; au contraire, elles se méritent. Pour l’heure, mieux vaut donc suivre la suggestion de la voix qui nous guide : « Nous allons par conséquent laisser tomber l’expression vieil homme et désigner dorénavant le personnage dans la chambre du nom de Mr. Blank. » Ce Mr. Blank est désorienté. Il ne sait plus qui il est, ni les raisons pour lesquelles il se trouve dans cette pièce inconnue. Il promène ses regards sur le modeste décor qui l’entoure : un fauteuil, un bureau, un lit et partout, des bandelettes de papier portant les indications suivantes : « Fenêtre », « Mur », « Salle de Bain »… Ses moindres mouvements sont devenus source d’angoisse et le fait même de se lever lui demande des efforts surhumains. Et puis, il y a ce manuscrit dans lequel il se plonge avec intérêt et qui raconte l’histoire d’un agent secret accusé par une confédération despotique de l’avoir trahie en ralliant la cause de leurs ennemis, les primitifs. Inquiétante étrangeté Lorsqu’il n’est pas absorbé par sa lecture, Blank reçoit la visite d’hommes et de femmes qui viennent lui réclamer des comptes au sujet de missions passées. Leurs visages font naître en lui un sentiment qui s’apparente à l’unheimlich freudien : ils sont angoissants, inconnus et pourtant terriblement familiers. Blank se sent donc coupable sans pouvoir expliquer pourquoi. C’est un homme de sensations en proie à une vie antérieure qui lui échappe et qui lutte pour retrouver l’intégralité de sa mémoire et de son identité. Chose étonnante, les noms de ces mystérieux visiteurs ne nous sont pas non plus totalement étrangers : ce sont les héros des précédents romans d’Auster. La situation devient de plus en plus opaque… Délaissant brièvement ses promenades new-yorkaises, l’auteur construit ici un récit aux frontières du fantastique et propose une réflexion originale sur le statut de l’écrivain et la toute puissance des mots. Dans le scriptorium, où s’entremêlent fiction et réalité, le romancier et ses créatures se croisent enfin. Certes, le procédé n’est pas nouveau puisqu’au début du siècle dernier Pirandello imaginait déjà Six personnages en quête d’auteur et, plus près de nous, Woody Allen reprenait ce motif pour une pièce en un acte, Old Saybrook, qui met en scène un dramaturge en panne d’inspiration, pris en otage par ses propres personnages. Toutefois, Auster réinvente le genre en créant un huis clos littéraire où l’atmosphère devient rapidement anxiogène. Déjà présent en filigrane dans la plupart de ses livres précédents, il passe aujourd’hui maître dans l’art de la mise en abyme et laisse plus que jamais son empreinte Dans le scriptorium. Fidèle à sa pratique du récit gigogne qui imbrique les niveaux de lecture les uns dans les autres, l’auteur nous offre au surplus une parabole subtile sur l’aveuglement de ses concitoyens dont il craint les ambitions démesurées. Nous l’avons dit, une histoire de Paul Auster se mérite, mais à la fin quelle récompense !
Ellen Salvi
Dans le scriptorium Paul Auster Ed. Actes Sud 146 p / 18 € ISBN: 2742765603
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