Dans son dernier roman, François Sureau sort des sentiers battus pour retracer des destins passés inaperçus. Voyage au pays de l’absurde.
Printemps 1918, quelque part dans le nord de la France. La Grande Guerre est une histoire sans fin. Loin des zones de batailles et de la réalité sanglante des tranchées, dans un bureau parisien, le lieutenant Verbrugge reçoit l’ordre d’assurer le transport à Furnes d’un convoi exceptionnel. La demande provient du gouvernement belge qui souhaite « emprunter » aux autorités françaises son bourreau, Anatole Deibler, et « ses bois de justice » afin de procéder à l’exécution d’Émile Féraille, condamné à mort pour l’assassinat de deux femmes. Très vite, la petite troupe composée de Verbrugge, Deibler, son premier aide et quelques soldats prend la route en direction de la Flandre. Mais les chemins qui mènent à Furnes sont périlleux : la ville belge se trouvant en zone d’occupation allemande, il est nécessaire, pour y accéder, d’avancer à contre-courant du front. À mesure que le convoi progresse, le visage spectral du nouveau monde se dessine, un monde apocalyptique englouti par la brume et jonché de corps dont se nourrissent les terres : « Le sol monte vers les cadavres, les enveloppe, les pétrit, respire. » Au cœur de ces paysages, l’air est lourd de menaces et dans le désordre général, alliés comme ennemis peuvent frapper à tout moment. L’inévitable survient à Dunkerque, bombardée alors que le convoi y fait halte. Par delà le sifflement des bombes, le fracas des impacts et les hurlements, s’installe un silence que Verbrugge connaît bien pour avoir déjà touché du doigt l’innommable : « J’étais sourd, comme les autres. Il devait bien y avoir des cris de terreur. Il y en a toujours. Nous ne les entendions pas. »
Les sourdes oreilles
L’horreur rend sourd de même que l’obéissance rend aveugle. François Sureau ne se contente pas d’écrire la version romanesque de faits réels survenus au printemps 1918, mais propose une réflexion sur l’honneur et le devoir, ces valeurs éminemment friables. Par le truchement du roman, il s’interroge sur les comportements absurdes auxquels conduisent parfois les grands principes. La liste des non-sens que pose ce voyage pour Furnes est longue, le projet de l’expédition lui-même étant une aberration. Alors que tout devrait être mis en œuvre pour sauver des milliers de vies, les autorités unissent leurs efforts pour conduire un homme à la mort. De plus, comment justifier l’exécution du prisonnier Féraille quand on sait que ses bourreaux du jour sont les mêmes individus que ceux qui le décoraient la veille pour sa bravoure au combat ?
François Sureau dépeint l’obéissance sous toutes ces formes. Aux récits des membres de l’expédition se mêlent les pages de leurs carnets intimes et de leurs correspondances où s’inscrivent les expériences et les envies de chacun. Tandis que Verbrugge rêve d’une femme, de draps blancs et de quelques verres de cidre, Deibler n’a d’autre idée que d’accomplir sa tâche. S’ajoutent enfin les courriers et les notes administratives dans lesquels « les planqués » s’assurent de la bonne avancée du convoi, s’inquiètent un peu et se félicitent beaucoup. En juxtaposant l’ensemble de ces textes, l’auteur creuse encore plus nettement le fossé qui sépare ceux qui parlent de ceux qui agissent. Les excès de lyrisme louant bien souvent les vertus militaires ont laissé place à une parole brute, gonflée de vérité. Même les désirs y sont formulés brièvement, comme si l’imagination était en définitive la principale victime de la folie de l’Obéissance.
Ellen Salvi
Zone Littéraire correspondant
L’Obéissance François Sureau Ed. Gallimard 155 p / 12 € ISBN: 2070781925
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