Victime de la politique des quotas qui empêchent l’exil massif des Cubains vers les Etats-Unis, Veronica doit apprendre à vivre avec la misère et la désillusion qui frappent La Havane.
Le point de départ et d’arrivée du roman ne font qu’un : Alamar, une banlieue grise et déshumanisée de La Havane. Une ville sale et nauséabonde, où la chaleur n’est pas jouissance mais écrasement. Dans ce paysage morose, Veronica élève seule son fils, Kabir. Le père de l’enfant est parti pour l’Espagne, les laissant dans la plus grande indigence. Veronica se débat pour subvenir à ses besoins et à ceux de son fils. Plus jeune, elle a espéré – cru même – qu’elle connaîtrait une existence « libre » aux Etats-Unis ; la politique des quotas en a décidé autrement. Aujourd’hui, sa famille est écartelée entre l’Europe, les Etats-Unis et Cuba. Quant à elle, son statut de mère célibataire rend désormais inaccessible le rêve d’une vie plus facile à New York ou à Miami. Cuba s’est refermé sur Veronica comme un piège. Dès lors, le seul moyen de rendre cette existence supportable est de faire de cette prison sa terre d’utopie. Comment ? En redonnant à l’art les pouvoirs qui sont les siens. Veronica est peintre. Elle écrit aussi... Avec le petit groupe d’artistes qu’elle fréquente, Omni, ils forment un noyau de résistance à la monotonie ambiante. Dans un pays où l’artiste est marginalisé et la censure toute-puissante, le chantier est titanesque : il s’agit, ni plus ni moins, de réanimer Cuba… On comprend alors que ce premier roman prenne des allures de manifeste.
Un vrai pouvoir d’invocation
Ne vous y trompez pas, ce récit à la première personne – largement autobiographique, si l’on se fonde sur le caractère identique des prénoms de l’auteur et de la narratrice – est davantage un texte sur la condition humaine que sur la condition cubaine. Partir ou rester n’est pas la question pour Veronica… Ou en tout cas, ne l’est plus. Car ce double de l’auteur avance parmi ceux qui rêvent d’exil avec la certitude qu’« aller ailleurs ne va [lui] épargner ni les rituels, ni les besoins, ni la misère biologique ». La tristesse teintée de nostalgie des exilés, qui fait écho à sa tristesse de sœur, de fille, de mère et d’amie délaissée, ne peut que la conforter dans son intime conviction. Le vrai motif du livre, c’est l’angoisse d’être homme, le vertige face au temps qui passe et ne charrie que des démentis aux rêves de l’enfance, les multiples contraintes liées au corps-fardeau, l’oppression des nécessités matérielles, l’attente sans fin et sans motif. Pour continuer à vivre,seule importe la dynamique intérieure : tous les endroits se valent après tout, l’important c’est de rester en mouvement ».
La référence qui domine le texte est celle de José Lezama Lima, surnommé le « voyageur immobile »… La parole poétique, tout puissante, offre à Veronica le seul voyage possible. Malgré un incipit maladroit, rares sont les faux-pas de ce premier roman. L’auteur interroge chaque sensation, sa traduction en mots et en syntaxes. On devine sa fascination, et le vertige que lui procure le rapport entre signifiant et signifié. Il s’agit-là d’une littérature exigeante, peuplée de références poétiques. Le lecteur avance dans le roman à l’aveuglette, au corps à corps avec la sensation d’étouffement de la narratrice. Une syntaxe torturée livre le flot de pensée de Veronica, mêle les réminiscences et les faits, les dialogues du passé à ceux du présent. Les exilés, les aventuriers qui tentent de gagner les Etats-Unis par radeau au prix de leur vie, les délaissés, sont ressuscités par et pour la parole… Les absents chers à son cœur sont autant de fantômes qui trouvent une voix à travers elle.Le véritable talent de Veronica Vega réside dans ce pouvoir d’invocation. Dans cette dimension fantastique inattendue dans un texte par ailleurs hyperréaliste – A cet égard, l’allusion faite aux fantômes de Pedro Páramo est loin d’être saugrenue. Quand l’auteur déploie son talent de peintre pour donner à voir des espaces-temps purement fictifs, où seuls les aimés peuvent accéder, elle donne naissance à des passages de grande poésie. Les contours disparaissent pour que surgisse la mer, la lumière et la pluie ; le lecteur respira à nouveau à pleins poumons. Le résultat est si saisissant que l’on est tenté de conseiller à l’auteur de ne plus se livrer qu’à ce jeu-là…
Partir, un point c’est tout
Veronica Vega
Ed. Christian Bourgois
192 pages – 15 euros
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