Irlande, 2007. Politiquement, la paix semble installée. Mais un siècle de conflit ne s’efface pas sans séquelles ni victimes collatérales. Sous l’angle de l’intime, jalonné de révélations dignes d’une enquête policière, ce roman dévoile un passé douloureux où la religion n’est pas toujours un guide…
On ne comprend d’abord pas trop où l’on pénètre. Un asile d’aliénés qui ne dit pas son nom, situé quelque part à proximité d’un village irlandais au curieux nom de Roscommon, où la distance s’évalue au temps mis par un camion de pompiers pour atteindre cet endroit reculé, en retrait du « monde ». De cette antre surgit une voix. À qui appartient-elle ? Une certaine Roseanne, visiblement patiente de l’établissement, entreprend de retracer par écrit les grandes étapes de sa vie, dont on ne saurait dire au premier regard si elle s’est déroulée au XIXe ou au XXe siècle. Puis, peu à peu, la chronologie s’affole, les indices temporels se font plus précis et le doute n’est plus permis : les lignes que nous lisons ont été tracées dans les années 2000. À celles de Roseanne s’ajoutent les notes du docteur Grene, psychiatre en chef de ladite institution, conçue à la fin du XVIIIe siècle comme un « asile sain et lie de correction supérieur pour les sièges de la pensée dégradée ». Une fonction au nom de laquelle il rend visite aux habitants de ce lieu amené à fermer en raison de sa vétusté. Sa mission dès lors : évaluer le degré de folie des internés afin d’établir si oui ou non ils sont aptes à réintégrer un monde duquel ils n’ont connu que la « lisière » depuis des décennies. C’est donc un roman à deux voix. Car d’un côté comme de l’autre, au fil de ces pages qu’ils remplissent à titre privé et secret, la parole se libère. Ne nous sont pas donnés à lire les points de vue monolithiques et réducteurs de deux êtres qui pourraient incarner la folie d’une part, et la science, ou une certaine expertise rationnelle et médicale de l’autre. S’intercalent au contraire les doutes, les interrogations, les rêves et les cauchemars de l’un comme de l’autre, repoussant sans cesse plus loin la frontière entre la soi-disant folie et la normalité. S’immiscent surtout les parcours familiaux de l’un et de l’autre, les personnages qu’ils croisent et leur implication dans l’histoire de l’Irlande dont ces notes esquissent une histoire en creux.
Journal d’une folle ?
Adolescente, Roseanne se retrouve orpheline d’un père au passé sensiblement trouble et doit prendre soin d’une mère atteinte d’une démence que certains jugent inévitablement héréditaire. Protestante de surcroît, la jeune fille cumule toutes les tares aux yeux du père Gaunt. Insidueusement, il prendra un malin plaisir à faire de Roseanne le parfait bouc-émissaire qui lui permettra d’asseoir son autorité sur un village où semble régner une entente apparente entre les deux communautés religieuses. Et ceci au prix des pires insinuations, répandues au nom d’une soit-disant morale, subitement bien élastique si l’on considère les moyens pourtant employés pour la défendre. On pense inévitablement aux « filles perdues » des Magdalene sisters de Peter Mullan, parquées à vie dans des couvents pour des fautes dont elles étaient en réalité bien plus souvent les victimes. Plus encore qu’une dénonciation des vains affrontements entre les deux communautés religieuses, Le testament caché est une charge contre cette utilisation hypocrite et presque criminelle de la religion pour autoriser le pouvoir de quelques-uns. Si Dieu est censé être amour, pourquoi priver d’une vie « dans » le monde ceux qui n’ont rien d’autre à se reprocher que d’en profiter. Qui pensera à eux ? Que transmettront-ils ? Autant de questions qui légitiment un procédé qui peut sembler un peu formel au début : l’alternance des « confessions » de Roseanne McNulty dans ces chapitres intitulés « Témoignage de Roseanne sur elle-même » et les notes extraites du carnet du docteur Grene. Car si l’auto-témoignage n’est certainement pas le plus objectif, les mots apparaissent comme l’unique refuge quand l’étiquette de la folie obture depuis des années la possibilité d’une écoute et d’un dialogue véritable. Jusqu’au retournement final qui ne fait qu’accentuer la fatalité de l’engrenage de la rumeur et le caractère néfaste du carcan imposé par l’autorité religieuse, Sebastian Barry opte pour une lecture délibérément subjective et locale, mais visiblement significative, d’un moment de l’Irlande. Une façon de donner la parole à ceux qui se trouvent toujours à la limite ou hors du cadre des photographies qui traverseront l’Histoire.
Le testament caché Sebastian Barry Editions Joëlle Losfeld 330 p - 24 euros
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