Stone junction s’ouvre sur une mise en garde : « Ce livre est une œuvre DE FICTION. Pensez le contraire à vos risques et périls. » Si toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé ne peut donc être que fortuite, ce roman n’en demeure pas moins symptomatique de l’état d’esprit d’une époque au sein de laquelle l’expérimentation (dans tous les domaines) pouvait avoir valeur de formation et au cours de laquelle prévalait la recherche d’un mode d’existence alternatif.
Daniel Pearse est en effet un enfant des années 1960. Elevé par Annalee, sa mère célibataire, il tombe rapidement sous la coupe de l’AMO, la mystérieuse Alliance des Magiciens et Outlaws, une organisation secrète composée de membres recrutés à leur insu, mais jamais de force, essentiellement tournée vers l’entraide et la réalisation d’opérations considérées comme illégales selon les critères de jugement habituellement institués et répandus. Mais après tout qui est-on pour juger de la valeur et de la justification de tel ou tel acte ?
Connais-toi toi-même
A la mort de sa mère, échappant à une éducation classiquement dispensée par la voie scolaire, Daniel ne se retrouve pas pour autant dépourvu de formation. Bénéficiant du statut de jeune protégé de l’AMO, il devient successivement l’élève d’une série de professeurs non diplômés mais tous dotés de dons particuliers qu’ils s’attachent à lui transmettre, le principal enseignement à en tirer semblant dériver directement du précepte socratique incitant à se connaître soi-même avant toute chose. Après une immersion de quelques semaines au contact direct de la nature, qui lui permettra d’effectuer les premiers pas sur le chemin du travail de deuil, il sera ainsi chaperonné pour des périodes de quelques semaines par un esthète du jeu, un incollable des substances illicites, un expert en ouverture de serrures codées et blindées, un professionnel de la disparition ou encore un as du travestissement. Autant de qualités et de compétences qu’il saura mettre à profit lorsqu’il aura accédé au stade adulte et qu’il se verra à son tour confié une rocambolesque mission de vol du plus gros et précieux diamant du monde qui lui donnera maille à partir avec le FBI et une bonne part de l’humanité… Creusant son sillon dans cette marge, il se crée ses propres règles de vie, tâchant de s’y tenir ne serait-ce que le temps d’aller à sa propre rencontre.
Malgré la noirceur du propos et l’extrême solitude dans laquelle se recroqueville un temps notre jeune héros, une foi dans l’homme irrigue les pages de ce livre. Qu’ils semblent chamans ou malfrats, la plupart de ceux qu’il croise détiennent une forme de générosité, voire de bienveillance pour certains. Une des richesses de ce roman tient en effet à l’exubérance et l’originalité des personnages secondaires, comme autant de touches de couleurs sélectionnées avec soin sur la palette du genre humain. Chaque individu croisé est pour Daniel une rencontre au sens propre du terme, contribuant à faire que ce qui s’apparente à une fuite ne soit qu’une étape constructive vers la connaissance de soi et l’appréhension du monde.
Jim Dodge signe dont une épopée à la fois hallucinée et libertaire où l’on retrouve autant l’influence de la Beat generation que celle des récits épiques de l’Antiquité ou du Bildungsroman. Jamais empreint de quelque pesante nostalgie pour une époque permissive ou créatrice qui serait totalement révolue, Stone Junction nous offre plutôt l’occasion d’ouvrir les yeux sur une époque où les cloisons mentales et morales ont une fâcheuse tendance à s’ériger à la vitesse d’un clic...
Laurence Bourgeon
Stone junction
Jim Dodge
Ed. Le Cherche midi
564 p / 22 €
ISBN: 978274910
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