Un peu comme l’Hana du Patient anglais, cette Anna–ci se fait l’entremetteuse d’un récit où celui de sa vie se trouve mêlé à celui de l’écrivain à qui elle consacre ses recherches. Où tout rapprochement n’est pas totalement fortuit… Ils formaient un trio atypique, d’apparence bancale et pourtant tellement solide. Anna, seule fille directe de ce fermier californien chez qui tous grandiront ; Claire, sa jumelle de naissance mais pas de sang, recueillie à la maternité pour l’ôter de la pauvreté de sa mère-célibataire ; et Coop, seul garçon de cette progéniture-mosaïque, adopté avant que les deux « sœurs » ne voient le jour, et surtout avant le décès de la mère. Sous cette houlette patriarcale quelque peu biaisée, ils vont grandir, se côtoyer, se découvrir et s’affirmer dans une atmosphère aussi apaisante qu’enrichissante. Claire apprivoise sa claudication en excellant dans l’équitation ; Anna découvre la vie lointaine en se plongeant dans des romans d’horizons divers ; tandis que Coop remplit son rôle de fidèle second masculin et aide le père aux champs et au moulin. Ce qui pourrait ressembler à une paisible petite maison dans la prairie perd toutefois de sa placidité lorsque, à seize ans bien révolus, Anna s’éprend de Coop qui ne reste pas indifférent à ces marques d’affection. Lorsque le père s’en aperçoit, l’équilibre est violemment brisé et le noyau familial (à jamais ?) brisé et disloqué. Divisadero : Diviser ou distinguer ? Lorsque l’on a tout perdu, comment se reconstituer un univers propre et le repeupler peu à peu ? C’est tout le défi qui se présente à cette fratrie désormais séparée. Coop épouse rapidement la marginalité, trouvant dans l’univers du jeu un monde au sein duquel il peut créer ses propres règles (dans des limites certaines). Claire, plus conforme au droit chemin, s’efforce d’apporter l’assistance juridique aux plus démunis dans un cabinet d’avocats de San Francisco. Quant à Anna, après avoir fui ses racines, elle a opté pour une carrière de chercheuse et d’enseignante. Sans doute par passion. Mais certainement aussi parce qu’il est plus confortable d’exhumer les archives d’étrangers que de se confronter à son propre passé. Elle se plonge ainsi dans les traces et les créations de l’écrivain Lucien Segura, au point d’investir temporairement les terres qu’il a habitées et de se lier avec certaines de ses anciennes connaissances. Car c’est elle, avant tout, que l’on suit dans un va et vient entre le temps de l’action, le temps de la narration et celui du souvenir. L’éternel retour Car à vouloir brouiller les pistes et effacer les traces de son enfance, elle ne fait qu’activer les résonances et les fulgurances de ce qu’il y a de plus intime et de plus crucial dans sa propre expérience. Par des échos inconscients, elle révèle ainsi les éléments et les personnages fondateurs de son être, de ses choix et de ce qu’elle est devenue. Et cela sans aigreur. Car si elle est résolue à ne plus les revoir, du moins jusqu’à présent, elle ne s’empêche pas de nourrir une certaine nostalgie à leur égard et de leur souhaiter le meilleur avenir possible. Une façon de témoigner à quel point, même en prise à la plus profonde amnésie, notre passé ne nous quitte jamais et les plus belles rencontres demeurent indélébiles. C’est d’ailleurs toute la force de ce récit que de convoquer des personnages de siècles, d’occupation et de milieux différents, mais qui, aussi solitaires ou introvertis qu’ils puissent paraître, sont des êtres passionnés. Un singulier optimisme émerge donc de cette lecture qui se double d’une réflexion sur la mémoire, la transmission et l’écriture littéraire oscillant entre art de l’esquive et source d’introspection. « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité » disait Nietzsche sous les auspices duquel Michael Ondaatje a écrit ce nouveau roman. Plus qu’un palliatif, c’est un vrai morceau de littérature qui nous est offert.
Laurence Bourgeon
Divisadero Michael Ondaatje Ed. L'olivier 305 p / 21 € ISBN: 978 2 8792
Articles les plus récents :
Articles les plus anciens :
|