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Arno Bertina, premier de sa classe
Plut�t bon pote, � Allez on se tutoie �, mais carr�ment �crivain, les poses timides d�Arno Bertina cachent mal sa haute id�e de la litt�rature. Entre culture et ind�pendance, portrait d�un esth�te.
Arno Bertina se fiche de pas mal de choses : de la c�l�brit� ou de l�opinion que les critiques ont de son �uvre, par exemple. De son look, aussi. Veste molle, barbe de trois jours et ongles longs aux index comme un sage chinois. Les poses � arty � que son CV laissent entrevoir, comme la parution de J�ai appris � ne pas rire du d�mon aux tr�s branch�es �ditions Na�ve ou son adoubement par Verticales � le laboratoire artistique de Gallimard � ne sont qu�illusions de loupes mal r�gl�es. Il suffit de lire les premi�res pages d�Anima Motrix pour s�en convaincre. L�animal est autre. A la fois pur produit de l�intelligentsia et camarade du parti : celui des petites gens et de leurs petites histoires, m�l�es � la grande. Un peu Fran�ois Ozon, pour la maturit�, un peu de toute la gauche pour l�humanisme. Mais sans la mi�vrerie qui colle aux dents, ce qui est d�j� en soi un petit exploit. � Quand j��cris, je suis au devant de moi-m�me, plus libre. Mais ce n�est en aucun cas un manque ou une douleur. � Autant pour le romantisme. Le pathos �vacu�, il est en revanche d�autres choses qui le tiennent � c�ur.
Docu-menteur
Proche des destins populaires, Arno Bertina s�en �chappe par l�artistique : mieux il les transfigure, comme dans son remarquable � et remarqu� � premier roman Le Dehors ou la migration des truites. Traiter de front les mutations de 68 et la question pied noir, pas mal pour un coup d�essai. Si l�on a l�impression d�avoir affaire � un romancier mi-journaliste, on ne se trompe qu�� moiti�. Mais l�autre moiti� litt�raire reprend vite le dessus, avec une distanciation parfois �tonnante : la lecture de Le devenir Bisounours nous plonge au c�ur des manifestations anti-CPE. 25 km d�une longue marche, slogans et anecdotes au fil de la plume : on s�y croirait. Pourtant, de son propre aveu, Arno n��tait pas � la manifestation. Incroyable projection.
Le collet est dress� : Arno Bertina serait un animal politique. Cette capacit� � se glisser dans des corps inconnus en est l�essence. Il arrive d�ailleurs qu�on soit pay� pour le faire, en tout bien tout honneur. C�est le cas avec Rick Rubin, producteur mythique de la c�te Ouest, seul personnage r�el de J�ai appris � ne pas rire du d�mon : � J�ai �cout� sa discographie, depuis les Beastie boys jusqu'� Run DMC, et je me suis bas� sur des notes sur la pochette d�American recording �, avance-t-il comme seule explication de ce petit miracle. De son propre aveu ni � grand m�lomane �, ni m�me grand cin�phile, malgr� le culte vou� � Pierrot le Fou du ma�tre des Alpages, comment alors en �tre venu � Johnny Cash ? Cette biographie romanc�e est en fait un travail de commande.
� The beast in me �
Trois parties et autant de peaux � enfiler pour nous donner � lire l�� homme en noir �. Un vendeur de bible, un maton et le Rick Rubin susdit. Ce n�est pas pour autant un pr�cis de la m�lancolie : � Cela s�entend dans ses albums, il est heureux � la fin de sa vie. Ses pulsions de violence et de mort l�ont men� � la paix int�rieure. Lors des enregistrements d�American recordings, il a donn� la communion � Rick Rubin, chose qu�il n�aurait jamais fait dans les ann�es 60. � Dernier jalon de la vie musicale de Cash, ces six volumes ont creus� sa tombe et forc� le trait de sa l�gende. Entre Bertina et Cash, la rencontre a eu beau �tre organis�e, le countryman partage beaucoup de points communs avec ses personnages. � Il est perdu, il fuit ses contradictions et a fait corps avec son paysage, les Etats-Unis �. Ce th�me de la fusion est tr�s pr�sent dans Anima Motrix o� Ljube, ministre en fuite de son propre pays, fait l�exp�rience d�une g�n�se de son propre corps. Et le lecteur une exp�rience � limite � de litt�rature, tant le style Bertina s�y �panouit. Les phrases glissent de la premi�re � troisi�me personne du singulier en pleine phrase. Comme une mise en abyme instantan�e. Comme si les personnages �taient instantan�ment d�sincarn�s, jet�s si loin de leur corps que la distance les permettrait de parler d�eux-m�mes comme de parfaits inconnus. On pourrait dire exp�rimental, Arno pr�f�rerait peut-�tre, en bon esth�te, l�adjectif � exigeant �. � La litt�rature �chappe � la simplicit�, je suis toujours �cartel� entre plusieurs visions, explique-t-il. Au point de perdre le lecteur en route ? � Ce que j��cris est moins difficile que ce qu��crivait Faulkner �, �crivain qu�il semble tenir en haute estime.
Arno a un plan
La narration chez Bertina suit les transformations du corps : elle est � internalis�e �, au point d��tre aussi complexe que la plus fine des biochimies. L�ext�rieur � ce qui n�appartient pas au corps � n�existe que pour le transformer. �me et organes des personnages sont plong�s dans la r�alit� pour y communier dans la douleur. Anima Motrix est particuli�rement drastique ce de point de vue. � Confus �, ont dit certains. Arno Bertina en est conscient. Mais l�apparente spontan�it� cache un travail d�orf�vre : Faulkner encore une fois n�y est certainement pas �tranger. Le plan d�Anima tient sur 10 ou 15 feuilles format A2 � soit quatre feuilles A4, pour les non-bureaucrates � m�ticuleusement remplies.
Pour ceux qui en doutaient, Arno Bertina est un bosseur, un excellent �l�ve hyper � l�aise dans les figures impos�es. � A la Villa M�dicis, on a travaill� comme des fous, c��tait g�nial �. Autant pour le clich� de la dolce vita au frais de la princesse. Le r�sultat, pas encore sur le march�, c�est Anastylose (Ed. Fage), projet prot�iforme qui a r�uni Bertina et trois compagnons de chambr�e. � Ecrire n�est pas un d�fi, conclut l��crivain, mais un d�sir de vie. Ou plut�t le d�sir de ce que j�aimerais vivre �. Une volont� de communion, sans rien de religieux : on touche en fait � l�essence du politique, � sa violence physique, et au c�ur du talent d�Arno Bertina. L�homme, rien que l�homme, �me et corps � la fois, d'une phrase d'une seule. Peu en sont capables.
Laurent Simon
Photo: Sebastien Dolidon
www.dolidon.fr
Anima Motrix, d'Arno Bertina, Ed. Verticales
410 pages, 21 euros.
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