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Alex D. Jestaire Un ovni nomm� Tourville
Nous avons rendez-vous avec Alex D. Jestaire. On se dit bon ok ce mec-l� ne doit pas forc�ment arriver � l�heure � ses rendez-vous, on peut pas �crire un livre aussi g�nial et foutraque sans �tre un auteur barje . Seulement, le kamarade Jestaire comme il aime qu�on l�appelle, est rarement pr�visible. Il est d�j� l�, au comptoir, simple et accueillant. Alors on se dit : C�est bien lui? Jean-Louis, les 800 pages de texte c�linien, �crites comme dans un seul souffle sans virgules ? Aucun doute : l�auteur parle comme il �crit, laissant �chapper mille r�f�rences culturelles surprenantes � la minute et se livrant sans retenue. On a le temps l� ? demande-t-il, parce que j�ai une grande tendance � faire des diarrh�es verbales . Rencontre avec l'auteur d'un des premiers romans les plus ambitieux, un grand bazar sensationnel, une science-fiction � tendance politique dont on ne ressort pas intacte.
Bienvenue � Tourville, une ville imaginaire situ�e au beau milieu du Nord de la France. Jean-Louis le narrateur omnipr�sent de ce roman inclassable, s�y rend histoire de r�soudre l��nigme de la mort de son ami d�enfance, et de bouger un peu. Bon, �a c�est le point de d�part, histoire de rendre clair le gros fil semi-conducteur ou plut�t semi court-circuit�. Seulement, Tourville est aussi inclassable qu�irracontable. C�est un roman qui ne ressemble � rien de ce qu�on a l�habitude voir sur les tables de nos libraires, un premier roman qui sort des sentiers battus - tr�s battus- auxquels Jestaire reconna�t ne pas adh�rer. Le premier roman fran�ais d�cline facilement le genre "monologue du nombril". Or, dans Tourville, point d�introspection, si ce n�est celle d�un monde tout entier qui est � l�agonie. A l�int�rieur de ce grand bazar g�nial, on est tr�s vite dans une ambiance de fin du monde aussi irr�elle qu�affreusement r�elle ! Y a plus qu�� demander au Kamarade Jestaire le pourquoi de tout cela ? Docile, il r�pond : "Je suis parti d�un constat angoissant qui a g�n�r� en moi un pressentiment de catastrophe : la vision de ma ville natale, d�figur�e et morbide, avec ses nouveaux pavillons chics et ses banlieues �largies". Puis il pr�cise son ambition de d�part : " J�avais envie de faire Les Fr�res Karamazov de la culture p�riph�rique et de prendre les th�matiques du pr�sent, triturer le monde dans un gros livre totalement �maill� de grotesque et d�autod�rision. Ce serait dommage de raconter la fin du monde en seulement 150 pages !" Si Jean-Louis, son personnage, souffre du syndrome de Korsakoff et perd constamment sa m�moire imm�diate, Jestaire, lui, a une sacr� dose de m�moire et de culture qui a failli le rendre fou. Passionn�, il impressionne, et pas seulement parce qu�il nous dit qu�il a lu Les cent vingt journ�es de Sodome � quinze ans, non. Parce qu�il puise dans sa culture des �l�ments qui rendent son discours pertinent et donnent du sens � tout ce qui peut para�tre insens�.
Fils improbable de C�line et de K-Dick
777 pages donc, pour ce roman trash, peupl� de pornographie, de drogue et sang, de jeux vid�os et de situations borderline. Dans une ambiance � la Twin Peaks, Jean�Louis, le narrateur, se met � filmer absolument tout ce qu�il vit, y compris ses remarques instantan�es sur ses improbables rencontres. Son discours incessant �pouse le rythme cin�matographique. Il abuse de r�f�rences culturelles, Lynch, Blair Witch, Pet Shop Boys, en incluant le Loft, les Sims et autres composantes de notre �poque dans ses longues phrases sans aucunes virgules. On est dans une fin du monde sc�naris�e, mais ce monde-l� est bien le n�tre, et Tourville est comme un gros doigt point� sur nos m�urs et nos failles dans une forme hyperbolique.
C�est ainsi que l�a voulu Jestaire qui rajoute : "Aujourd�hui, si tu ouvres ta t�l� et que tu lis les journaux, la fin du monde est partout dans l�air." Revenons en � Tourville qui en dit aussi tr�s long �videmment sur l�auteur. On y cause SMS facilement, la ponctuation se colore seulement de quelques points et tirets. Attention � de ne pas classer ce roman dans les livres de djeuns faits pour les djeuns !
L��criture court, � la mani�re d�un exercice de style totalement libre car il n�envisageait pas l��criture de ce roman autrement qu�"avec une revendication totale de libert�", explique Jestaire qui a aim� cette exp�rience de vie : il a pass� quatre mois seul dans une maison isol�e pour �crire Tourville - qui l�a men� � une telle d�ferlante de langage. Les codes litt�raires sont explos�s et cela ressemble souvent � de l��criture automatique. On est proche de C�line, on pense � Perec, mais il est finalement impossible de tenter des rapprochements car le narrateur, d�une page � l�autre, s��loigne facilement de lui-m�me pour notre grand plaisir de lecteur d�j� fascin� par l��nergie de ce cette �criture folle. Le langage se d�coud d�avantage � mesure qu�on avance dans le roman et que Jean-Louis est d�avantage coinc� dans sa ville natale qui se cl�t sur elle-m�me. La fin du monde est proche, une fois qu�on est entr� on ne peut plus sortir de Tourville, y a plus rien � faire pour lutter contre le d�lire collectif qui s�installe, on est dans du K.Dick.
Le narrateur brouille les pistes, ne l�che pas sa cam�ra qui devient un prolongement naturel de son corps et on plonge avec lui et sa bande, on est forc�ment dedans, hors du temps, dans leur spirale. Jean-Louis, est un h�ros nietzsch�en : "Il fait une vraie tentative nietzsch�enne : autour de lui se pr�cise la fin du monde mais il pr�f�re danser encore au milieu des ruines !" raconte Jestaire, qui a lu la quasi-totalit� du philosophe allemand et une vingtaine d�ouvrage de Deleuze apr�s avoir compris que la soci�t� de spectacle de Debord �tait partout, que la culture dont on nous gave ne servait finalement � rien. Pour parler de son livre, il �voque un grand zapping de l�info pouss� � l�extr�me pour provoquer avec humour le d�clic de son lecteur. Il aborde la promotion comme un jeu sympathique qui permet de rencontrer des gens et, esp�re-t-il, "d�arriver � cr�er un r�seau de gens pr�ts � assumer qu�ils ne sont plus dupes du spectacle permanent de ce monde qui est devenu un barnum absurde, qui ont envie de faire un tri et ne garder que ce qui les nourrissent, leurs servent pour trouver du sens." Trouver du sens donc, ne serait-ce pas une juste d�finition de la litt�rature quelles que soient ses formes ?
Olivia Michel
T�l� Tourville
photos S�bastien Dolidon
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