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Enard : l�Amour et la violence
Zone ne pouvait faire autrement que de recevoir pour ses rencontres Mathias Enard, auteur acclam� de� Zone. Plus grand, plus vaste, plus fort : quand l�ambition litt�raire tisse les petites histoires au fil de la Grande, le r�sultat peut �tre �pique, ampoul�, g�nial, touffu� Ou tout cela � la fois.
C�est une histoire de retards. L�un explicable, l�autre moins : celui du cr�ateur et de sa cr�ature. Quand Mathias Enard repousse d�une heure le rendez-vous fix�, on ne peut s�emp�cher de penser � pure d�formation professionnelle � � son h�ros, Francis Servain Mirkovic, commen�ant Zone par un horaire mal cal� : cet avion qu�il ne prendra jamais et transformera la simple translation en dernier Voyage. A sa main, une mallette contenant de lourds secrets qu�il compte bien monnayer contre l�inestimable pour un agent secret : une retraite � la coule avec sa dulcin�e apr�s avoir sillonn� tout le bassin m�diterran�en, du Moyen-Orient aux Balkans. Alors quand Mathias Enard d�barque la casquette de traviole fa�on communard avec un sourire bonhomme aux l�vres en nous d�clarant venir de l�Ambassade de Syrie pour y obtenir un visa, on se dit qu�on tient un putain d�angle pour le papier. Reste � balayer ensemble les 516 pages de Zone, une p�r�grination historico-intellectuelle longue de 2 000 ans, rien de moins. Et le tout sans aucun point� Une seule phrase ! L�apparent tour de force oulipien a eu le don d�hyst�riser la moiti� des critiques litt�raires sur la place de Paris. Waltenberg d�Hedi Kaddour, Les bienveillantes de Jonathan Littel, les journalistes aiment les b�tes de foire, les livres-objets � la limite de la masse critique avant implosion : �a impose et �a en impose. Rabl�, bonne bouille, Mathias Enard �vacue fissa la question du formalisme : � Je ne pensais pas que les gens y seraient si attach�s. Ce n�est pas difficile et d�autres auteurs avant moi l�ont d�j� fait : Sollers l�a fait, Guyotat l�a fait. D�ailleurs, cela n�int�resse pas du tout les lecteurs que j�ai pu rencontrer. � Il est vrai qu�il suffit d�un petit gymkhana mental pour la voir, cette fichue ponctuation : les points sont bien l� mais ils ne sont pas imprim�s. Et quand ils daignent appara�tre comme le Saint Esprit � ce qu�ils font � trois reprises dans l�histoire secondaire de Zone, celle de Marwan et Intissar � le staccato fait du bien. On repense aux impacts de son premier roman La perfection du tir paru chez Actes Sud.
Tour de force
D�autant qu�un proc�d� tr�s apparent en cache un autre plus souterrain : le kilom�trage du voyage en train du h�ros colle � la pagination du livre ! Enard pousse m�me la mise en abyme au bord du gouffre en racontant une bonne partie du bouquin d�s la page 59� Un rien contrariant pour qui veut voyager � son rythme. Ses �tudes aux Langues Orientales, apr�s un crochet par Histoire de l�Art, ont fait du Niortais de naissance un d�racin� d�adoption : � Je n�habite plus en France depuis 1993. J�ai �tudi� en Iran, en Egypte, en Italie et en Syrie� C�est difficile � comparer mais toutes ces exp�riences m�ont marqu�. J��tudiais la po�sie au XXe si�cle et c�est lors d�un colloque que j�ai rencontr� des combattants de la guerre Iran-Irak. J�ai su qu�il y avait chez eux une question centrale. � Mais toujours pas de r�ponses. L�engagement format� LCR des jeunes ann�es n�en apporte pas plus : � J�ai arr�t� de militer quand j�ai commenc� � voyager. L��loignement et la maturation m�en ont coup� de la politique int�rieure et la r�volution prol�tarienne ne me semble finalement plus tr�s actuelle. M�me si je me sens plus proche de l�extr�me gauche palestinienne ou de la gauche libanaise, je ne tire aucun orgueil d�avoir �t� � gauche, je ne crois pas que cela ait �t� important. � La culture est bel et bien la mort de l�opinion, mais quand on traite de sujets aussi binaires que les guerres � Serbes vs Croates, Isra�liens vs Palestiniens � il faut bien choisir un camp. On attendait Enard dans le zig, il a choisi le zag : les choix du principal h�ros de Zone ne sont pas forc�ment celui de son �crivain. � J�ai des amis croates et serbes. Je ne voulais pas m�int�resser exclusivement � l�un ou � l�autre. Mais l�un des camps �tait plus int�ressant, tiraill� entre toutes les cultures : orthodoxe, chr�tienne, europ�enne� �
La ligne Droite
Va pour les Croates. Nationaliste par sa m�re et droitier par camaraderie, Francis Servain ne colle pas exactement � l�image du combattant de la libert�, ni � celle de Mathias Enard, gaucho converti au relativisme culturel. Mais les raisons en sont plus cryptiques : � Je ne voulais pas faire quelque chose qui me soit proche. Sur le plan id�ologique (�) je pr�f�re m�int�resser aux autres qu�� moi-m�me �. Il y a un tropisme des gens de gauche pour les salauds. Pound, Burroughs, Brasillach� Les fascismes sont une victoire tranchante, celle du corps, de la sensation, de l�animal, de la mystique sur la raison et la culture. C�est pr�cis�ment pour cela qu�elle est tellement s�duisante pour qui pratique la pond�ration et l�humanisme. Et de ces magnifiques enfoir�s, il y en plein le livre d�Enard : � Il y a des personnages dont j�admire l��uvre comme Genet ou Lowry et d�autres dont la vie m�int�resse tout autant. Comme Ezra Pound, qui, par sa long�vit�, r�sume � lui seul le XXe ! Il fait partie de cette g�n�ration perdue des deux guerres, un des ses amis est mort pendant la premi�re et il s�est engag� du c�t� des fascistes pendant la deuxi�me. Une esp�ce d�anti-romantique, qui a �crit des po�mes sur l��conomie. � L�histoire du si�cle pass� et des mill�naires se passe bien de manich�isme, et vouloir �tre d�un bord en racontant l�autre a quelque chose d�une volont� totale. Car la mort, elle, n�a pas de camp. � Il y a quelque chose dans la violence de guerre de profond�ment humain. Un coup d��il en arri�re suffit : il n�y a aucun lieu ni aucune p�riode dans toute l�Histoire qui en soit exempt. Pour mes livres, je ne saurais par vraiment expliquer d�o� vient toute cette violence. Certainement de t�moignages de combattants, que j�ai pu rencontrer. Avec une question : comment est-ce possible ? Je n�ai pas de r�ponses pour l�instant. � Z�ro tension dans le regard, physique non anguleux, Enard n�est pas un combattant, un artiste d�gag� plus qu�engag�. Et, malgr� ses soubresauts, Zone est n� du calme : � J�en ai �crit une bonne partie � la Villa M�dicis. Je n�en retire aucune fiert� � on a toujours un peu l�impression d��tre un imposteur quand on sait qui nous a pr�c�d� � mais un grand plaisir d�avoir pass� du temps l�-bas. �
Masse critique
�uvre fine, ambitieuse, �uvre d�intellectuel, Zone d�roule la pens�e de Francis Servain en un logique floue parfois fascinante, parfois confuse, confite de coq � l��ne et de r�f�rences stratosph�riques. Le roman d�Enard est tout � la fois r�sum� et lib�r� par son titre. � Le mot "Zone" est tr�s pratique. Il s�agit �videmment de la Zone d�Apollinaire mais aussi plus pragmatiquement de la zone d�action de Francis le h�ros. Et au-del�, la zone de danger, la zone grise, la zone de l�Arc en ciel de la gravit� de Thomas Pynchon. � Une vision sans angle, � la vocation ubiquitaire qui aura finalement la chance d��tre distribu� sur les terres qu�elle arpente : � Le livre va �tre traduit en arabe, � Beyrouth. Mais aussi en espagnol, en catalan, en grec� � Ne manquent que le turc et l�albanais : il n�y a pas d��diteurs int�ress�s pour le moment. Fin du fin, Zone, multi-nomin� et monoprim� du D�cembre ne se vend pas trop mal. � On n��crit pas des livres pour avoir des prix mais il faut assumer : c�est un peu de reconnaissance ! �. Et avec les 30 000 euros, Mathias pourra au moins � r�fl�chir tranquillement. � Pourquoi pas � du th��tre, ou � ses trois (sic) prochains bouquins. � Je n�en suis m�me pas � l��tape du manuscrit : pour l�instant, il s�agit seulement de trois id�es et de trois tas de documentations. Le prochain sera un texte tout court, � l��criture blanche. Une sorte d�anti-Zone �. Une chose est s�re : � il ne sera pas question de guerre. �
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