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La dur�e d'une vie sans lui
� Que se passait-il pour qu�apr�s quatre ann�es de r�clusion volontaire dans Sauveterre-le-Vieux Marin S�rianne quitt�t ce village avec au bout des bras deux valises vides ? �
La dur�e d'une vie sans faille
"Ce n�est pas la r�ponse qui �claire, c�est la question", dit Ionesco. Eric Faye l�a compris depuis longtemps, depuis son premier roman publi� aux Editions du Serpent � Plumes, Le G�n�ral Solitude. Il y �tait d�j� question de disparition, car il s�agit bien d�une qu�te, aussi litt�raire que primordiale.
Ici, "les mots auraient beau monter � l�assaut et monter � l�assaut, ils ne d�masqueraient pas l�essentiel". On pense � Maurice Blanchot, soudainement. On pense � l�incapacit� de l�esprit qui affronte ses d�fis les plus intellectuels, mais qui se borne aux limites de sa propre intelligence. C�est que l�essentiel s�est �vapor� dans la nature, humaine bien s�r. Comment faire alors ? Lire entre les lignes, celles des mains qui portent ces deux valises vides comme les deux h�misph�res d�un cerveau en proie � ces faiblesses et ses d�mons ? Marin S�rianne, h�ros de ces pages, nous interpelle, nous ressemble. Sorte de Monsieur-tout-le-monde, face aux cauchemars de sa hantise amoureuse, il ne lui reste plus qu�� devenir le G�n�ral de sa Solitude. Ce que nous sommes tous amen�s � faire un jour ou l�autre. Pourtant, on en revient toujours au miracle. Litt�raire, dans la magie de sa vraisemblance. Et ce miracle porte le nom de Solange Brillat.
Un pacte de lecture
A lire le pr�ambule, juste avant la citation d�Aragon qui r�sonne dans l�ultime page du roman, voici ce que nous y trouvons : " La dur�e d�une vie sans toi forme le dernier sommet d�un triangle dont les premiers �l�ments sont apparus en 2000 (Les Lumi�res fossiles) puis en 2001 (Les Cendres de mon avenir). C�est un triangle �quilat�ral dont aucun c�t� ne ressemble � l�autre. En son centre a �t� ins�r� le fait divers d�une disparition, relat� par la presse � la fin 1996." La fiction sera empreinte de r�alit�. Et la force de la litt�rature se trouve l�, au carrefour du vraisemblable. D�s les premi�res lignes, les yeux se voilent, en effet, et partent pour Sauveterre-le-Vieux, que nous quittons en m�me temps que Marin S�rianne, pour mieux y revenir ensuite, avec lui. Le rythme de la phrase forge aussit�t le style ce cette prose o� le mot � essentiel � appara�t d�s la seconde phrase : "l�essentiel �tait de donner le change au chauffeur de taxi". Et si ce chauffeur �tait un Charon ? Parce que Marin se sent presque mort au sein m�me de sa vie, et que le passeur des morts doit �tre pay�, d�une mani�re ou d�une autre. L�essentiel est de donner le change : cela s'appelle un pacte de lecture. Accepter d�embarquer dans une histoire sur le papier, c�est implicitement signer un contrat de lecteur qui voudra bien croire ce qu�on donnera en p�ture � son imagination et � sa m�moire.
Et qui ne sait pas qu�un livre n�cessite la croyance d�un lecteur pour exister pleinement ? Tout comme l�humanit� a besoin d�Hommes pour s��panouir pleinement. Des humains, des vrais. Des vivants, des bons vivants.
Marin est atteint d�un mal insidieux qui ravage notre �poque : il a perdu le go�t des choses. Et par l� m�me la force des choses. Sans �tre moralisateur, Eric Faye redonne un atout � ce destin. Mieux que l�espoir, de la vigueur. L��lan narratif sculpte son langage. Quand un brouillard fantastique commence � tomber sur le village o� se dessinent des silhouettes fantomatiques, on pense � Buzzati. Le lieu devrait �tre vide. Il ne l�est pas. Solange Brillat brille autant par son absence que par sa pr�sence. On pense aussi � ce recueil de textes courts, Le Myst�re des trois fronti�res (Seuil, Coll. Points, 2001), o� la grande nouvelle �ponyme r�v�lait d�s lors le g�nie humble de l�auteur. On y trouve, dans certains dialogues, un signe de ponctuation utilis� seul, sans mot. Par exemple, page 70 :
"- [�] Disons que ces personnes n�en reviennent pas indemnes.
- ?"
On retrouve le m�me proc�d� page 167 et page 133 dans La dur�e d�une vie sans toi. Le point d�interrogation ou les points de suspension viennent illustrer l�inaptitude des mots � d�masquer l�essentiel, m�me s�ils incarnent notre plus bel effort. Ne restent plus que des signes, sugg�rant l�expression d�un visage qui en dit aussi long que toutes les paroles pouvant �tre prof�r�es. En relevant le nez du roman, il y a cet essentiel que nous affrontons tous les matins. Un r�veil. Rouvrir les yeux, vraiment, sur la r�alit� pour cesser de vivre dans un somnambulisme diurne, pour citer Hubert Haddad. Pour avoir � envie de refaire connaissance avec le monde �, comme l�avoue Solange Brillat dans un regain d�avenir.
Richard Dalla Rosa
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