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Tristane, dans l'air du temps
Elle appara�t dans mon champ de vision, l�-bas, � l�ext�rieur ; sa d�marche est naturelle et l�g�re. Elle pousse finalement la porte du caf�, souriante, et fait son entr�e dans la chaleur du lieu. Je me l�ve et l�accueille timidement � il faut dire que je suis quelque peu impressionn� Tristane Banon est quand m�me � l�origine de mon entr�e � Zone Litt�raire, quatre ans auparavant ! J�ai oubli� de la tuer, son premier roman, avait �t� comme une r�v�lation, une certitude litt�raire : celle qui veut que l�on peut �crire sur soi � qu�il s�agisse ou non d�une autobiographie � tout en parlant du monde, et des contradictions des gens. J�avais �t� sensible � ses mots ; aujourd�hui, sa voix est une confirmation.
Il y a des auteurs, comme �a, qui vous donnent envie de composer avec les choses, et les gens. Il y a des auteurs qui vous donnent envie de continuer � �crire, aussi, et � y croire, vraiment... Tristane Banon fait partie de ceux-l�. Elle prend place en face de moi, et commande un citron chaud � qui s�av�rera br�lant. Tout en elle exprime la puret� : les mouvements, les cheveux n�gligemment relev�s, l�absence de maquillage, la parole facile malgr� l�exercice de l�interview maintes fois r�p�t�. Les temps sont un peu difficiles, me confie-t-elle, car ce qui se passe tout autour est un peu fatiguant� Dans cette histoire qui l�oppose � une personnalit� importante de la vie politique, les choses ont pris un peu trop d�ampleur. On ne lui parle que de �a ou presque, alors qu�elle-m�me a tout fait pour tourner la page�
Photo reporter
Je r�alise alors que mes petites questions sagement pr�par�es, l�, sur la table, me semblent bien scolaires. La discussion est d�j� l�, solidement install�e, et Tristane me parle librement, sans retenue. Son assurance et sa proximit� me confirment une chose d�ailleurs : elle aime ses lecteurs par-dessus tout, et peu importe qu�ils se trouvent �tre quelques journaleux ravis de la rencontrer� Elle est elle-m�me, elle sait qui elle est, et surtout ce qu�elle cherche dans l��criture. Loin des th�ories sur les limites de l�autofiction, Tristane me parle de Flore, l�h�ro�ne de ses trois premiers romans, dans laquelle elle a mis beaucoup d�elle-m�me � tout en ayant pris une grande distance, finalement, dans Daddy fr�n�sie. La recherche de la m�re, la recherche du p�re� Des th�mes qui m�nent � d�autres, finalement ; et pas forc�ment � la recherche de soi ! Tristane est bien plus tourn�e vers les autres que vers elle-m�me�
� Pour moi, la litt�rature est faite pour montrer l��tat d�une soci�t�, � un moment donn�. Si une personne, dans cent ans, pouvait tomber sur mon bouquin� et y voir une photo de notre �poque ! Je suis une sorte de photographe : je r�ve que mes petits-enfants, un jour, tombent sur un Daddy fr�n�sie au fond de la cave et qu�ils me disent � c��tait comme �a � l��poque ? � Dans mes romans, j�aime inventer une histoire (parce qu�il faut bien qu�il y ait un d�but, un milieu et une fin), mais ce que j�aime par-dessus tout, c�est faire vivre des personnages porteurs d�une r�alit�. �
Voil� ce qui l�int�resse, Tristane : �tre une reporter de son temps. Car si elle sait parler et s�exprimer, elle aime aussi �couter, et �a se sent� � J�ai bient�t trente ans, et j�ai bien conscience qu�on est une g�n�ration d�senchant�e ; tout va mal, on vit dans un mal �tre, mais en m�me temps, on est un peu enfants g�t�s... On est arriv� apr�s les guerres, apr�s les ann�es sida, apr�s tout �a, et on se retrouve un peu perdus� La g�n�ration qui suit, elle, me semble bien plus d�complex�e. �
Nulle dies sine linea
Tristane est une jeune femme qui n�a jamais �t� fan de personne, � proprement parler, mais qui a toujours nourri des formes d�admirations pour des personnalit�s du monde culturel, litt�raire ou politique. Elle a su faire de ses rencontres des souvenirs importants, notamment dans son travail de journaliste : comme on peut le constater dans Erreurs avou�es (au masculin), ce recueil o� elle interviewait des hommes c�l�bres sur leur vie personnelle�
Mais surtout, ce sont les h�ros des livres qui la passionnent. Tous ces personnages, ces Julien Sorel qui savent avoir une existence, l�ont toujours profond�ment habit�e� Oui, il existe d�finitivement des �tres de papier � qui l�on pr�te des pens�es, des fulgurances, une franche r�alit�. D�ailleurs, comment con�oit-elle la cr�ation en g�n�ral, et l��criture en particulier ? Un principe, pour commencer : elle n��crit g�n�ralement que t�t le matin ou tard le soir : � Quand il n�y a pas de t�l�phone� � Et puis surtout, elle conna�t toujours la premi�re et la derni�re phrase de ses livres, avant de les commencer. Toujours. �Pour moi, un roman est un jeu de piste ; j�ai le premier et le dernier mot, et la question c�est : comment je vais arriver � �a ? Je n�arriverais pas � �crire un livre si je n�avais pas la premi�re et la derni�re phrase. C�est quelque chose dont j�ai besoin, qui me rassure. �
Qu�on se le dise, Tristane Banon n�est pas obs�d�e par la recherche de ses origines, ni par l�image qu�elle peut renvoyer � ou qu�on veut bien lui pr�ter. Tout cela est certes un terreau dans lequel elle puise, mais ce n�est en rien une fatalit� ou une souffrance au quotidien. � En fait, si l��criture �tait une souffrance, je ne le ferais pas. Ce n�est ni une souffrance ni un plaisir, de faire des romans, mais �a m��panouit r�ellement. Je m�oblige � �crire, je me tra�ne jusqu�� mon bureau s�il le faut, mais apr�s avoir �crit je me sens �panouie. Je serais incapable d��crire sous la souffrance, pour lib�rer quelque chose de lourd� Pour moi, les livres sont l� pour faire une photo : et pour cela j�ai besoin de recul, d�objectivit�. On ne peut pas �tre � la fois le photographe, et sur la photo� Alors m�me si � la base, la Flore de J�ai oubli� de la tuer, de Trap�ziste et de Daddy fr�n�sie c�est un peu moi, j�ai quand m�me fait �voluer le personnage, je l�ai faite se transformer� Il n�y a rien de plus int�ressant que l��tre humain de toute fa�on : dans ce qu�il a de mieux, comme dans ce qu�il a de moins bon. �
J��coute Tristane, et je me dis qu�il y a d�cid�ment des moments de v�rit� Dans le caf�, au-dessus de nous, quelques chansons me semblent confirmer l�instant pr�sent : Loosing my religion, de REM , Alleluyah de Jeff Buckley, With or without you� De belles chansons, pour une bien jolie rencontre.
Photo : copyright Alexandre Barbier.
Daddy fr�n�sie(2008) de Tristane Banon, aux �ditions Plon.
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