« L’amour, ce pourrait être de pouvoir partager des histoires. » Voilà ce que le poète et romancier haïtien Lyonel Trouillot est venu nous dire avec son dernier livre : La belle amour humaine. Le titre est d’ailleurs emprunté à une grande figure de l’histoire politique et littéraire des Caraïbes, le communiste Jacques Stephen Alexis. Au fil des pages, Lyonel Trouillot esquisse une philosophie du bonheur et de la fraternité reposant sur l’émerveillement face au monde et à l’autre. Des récits fondateurs des mémoires individuelles et collectives au partage quotidien « des contes et des légendes pour donner du voyage à la vie quotidienne », chaque âme humaine apparaît comme la résultante – en mouvement permanent – d’une polyphonie, celle composée des voix des êtres aimés. Après le partage de récits sous forme de monologues, un véritable dialogue va s’instaurer entre les principaux protagonistes du roman, Anaïse et Thomas… La légende commune est en marche.
Improbable chassé-croisé
Thomas est chauffeur de taxi. S’il est natif de Port-au-Prince, il se réclame du même village que le père d’Anaïse, Anse-à-Fôleur, car c’est là qu’il a « planté [ses] rêves ». Anaïse est une jeune européenne, qui a été élevée dans le giron parfois étouffant de sa mère, son père étant décédé quand elle avait trois ans. Lorsque le sentiment d’être « incomplète » s’est fait trop pressant, elle a écrit à « la seule vedette du village », l’oncle de Thomas, peintre de renommée, pour lui annoncer sa venue et son désir d’entendre l’histoire de ce père qu’elle n’a quasiment pas connu. Thomas s’est alors naturellement imposé comme guide pour la jeune fille… Du reste celui-ci avait également ses raisons de retourner au village : son oncle approche de la fin.
Mais de Port-au-Prince à Anse-à-Fôleur, la route est longue. Pour Anaïse, il faudra traverser l’espace et le temps avec la voix de Thomas comme seul repère. Il lui racontera longuement la misère qui sévit dans la capitale, et la folie des touristes qui viennent visiter ce qu’ils prennent pour un simple « marché de l’exotisme ». A l’opposé du spectre, la description qu’il fait de la vie à Anse-à-Fôleur. Un village où chaque être est irremplaçable, où l’affection réciproque préside aux relations humaines.
Et pourtant ! Même le village idyllique d’Anse-à-Fôleur a connu un drame dont on a parlé, en son temps, jusque dans les hautes sphères de la capitale. Un incendie dont l’origine n’a jamais été clairement élucidée a fait deux victimes. Le rôle du père d’Anaïse dans cette catastrophe soulève bien des interrogations… Mais Thomas prévient d’emblée la jeune occidentale : elle ne trouvera pas ici de réponses à de vaines questions.
Au fil du récit et de la rencontre avec les villageois d’Anse-à-Fôleur, Anaïse va s’éveiller à un nouveau paradigme structurant de rapport à la vie, reposant sur la question suivante : « Ai-je fait un bel usage de ma présence au monde ? ». Pour la jeune femme, il s’agira alors de prendre sa place dans le tableau, en exerçant son « droit au plain-chant » et en respectant « le devoir de merveille ».
Une voix reconnaissable entre toutes
Comme les précédents romans de Lyonel Trouillot, La belle amour humaine est un texte éminemment « politique ». Après l’envoûtant Yanvalou pour Charlie, récompensé par le prix Wepler 2009, La belle amour humaine invite plus directement le lecteur à réfléchir à ce qu’il veut faire de son existence, car « la mort ne nous appartient pas, puisqu’elle nous précède. Mais la vie… »
Sans mièvrerie, sans facilité aucune. Bien au contraire ! La volonté de rigueur et de justesse de l’écrivain secoue les faux-semblants, les assimilations faciles, les comparaisons sans fondements. La misère d’Haïti n’est pas celle des capitales européennes, « où les pauvres sont assez riches pour oublier qu’ils sont pauvres ». Mais entre l’homme de Port-au-Prince et celui des capitales européennes, la même solitude, le même oubli de l’autre, la même lancinante problématique du sens à donner à son existence.
Salvatrice, la voix de Lyonel Trouillot ? Indiscutablement. Une voix qui ne cède rien ni à la clarté du message, ni à l’exigence de la fiction, ni à la précision du verbe. En faisant de l’homme la possibilité d’un chant, La belle amour humaine rejoint la tradition littéraire de ces textes dédiés à la réflexion même des pouvoirs du verbe ; le sujet et l’objet ne font alors plus qu’un. La voix de Lyonel Trouillot porte en elle celles d’autres grands poètes de la révolte. Jacques Stephen Alexis et Apollinaire cités en exergue, bien sûr, mais bien d’autres tels que celle de Georges Castera ou, plus familière pour les habitants de la métropole, celle de René Char : « Hâte-toi de transmettre/ Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance/ Effectivement tu es en retard sur la vie/ La vie inexprimable ».
La belle amour humaine
Lyonel Trouillot
Ed. Actes Sud
169 pages - 17 €