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Les interviews de Zone

Après Open Space, Le Pied mécanique est le deuxième roman de Joshua Ferris. Repéré par le New Yorker, il figurait sur la dernière liste des « 20 under 40 », distinguant les écrivains dont le travail mérite d'être suivi, aux côtés, entre autres, de Jonathan Safran Foer, Nicole Krauss, Salvatore Scibona, Téa Obreht, Dinaw Mengestu... Dans Le Pied mécanique, il suit la trajectoire d'un homme atteint d'un mal étrange : son corps lui impose de marcher des kilomètres durant, jusqu'à l'épuisement, sans qu'il puisse y résister. Un mal qui bouleverse sa vie professionnelle et familiale... Rencontre avec cet Américain curieux qui a fait le choix de s'expatrier pendant un an et de résider dans l'Italie voisine afin de changer de point de vue et d'élargir son champ de réflexion...

 

Vous aviez ancré votre précédent roman dans le milieu publicitaire, que vous connaissiez bien puisque vous y avez vous-même travaillé. Dans Le Pied mécanique, le travail occupe également une place centrale dans la vie du héros, qui est avocat. Comment avez-vous fait le choix de cette profession et quelle importance accordez-vous au travail comme élément structurant vos personnages ?

 

Je dirais que je m'intéresse avant tout au choix que font les gens pour gagner leur vie et à la façon dont le travail les affecte, les définit dans la mesure où c'est ce à quoi l'on consacre une grande partie de son temps au quotidien. Si je connaissais bien le milieu publicitaire, j'ai aussi un bon aperçu de la manière dont travaillent les avocats puisque ma femme en est une ! Mais, davantage que le métier en lui-même, ce qui m'intéressait était la façon dont le travail forge, déteint, modèle les hommes. Et ceci de façon générale, pas seulement dans mes livres. Je pense c'est quelque chose qui tiendra une place importante dans tous les romans que je pourrai écrire. Parce que le temps est tout ce qu'on a. Lorsqu'il aura disparu, nous serons tous morts. Dès lors, qu'est-ce qui fait que l'on choisit de faire une chose plutôt qu'une autre ?

 

Si le travail occupe une place centrale dans l'existence de vos personnages, elle n'est ne semble pas toujours positive : il tend parfois à occuper une place démesurée, débordant sur l'espace privé de façon néfaste. Peut-on voir dans votre livre une critique du mode de vie moderne ?

 

Tim, le personnage principal, est obsédé par son travail. Et lorsqu'il ne peut plus travailler, une grande partie de sa vie lui échappe. Que faire alors ? Telle est la question. Et je pense qu'on y est confronté que lorsqu'on ne peut plus travailler. Le travail peut ainsi devenir une obsession, une échappatoire vis-à-vis de questions plus difficiles telles que : comment conserver ceux que l'on aime, à quoi est-ce que j'utilise le temps que je passe sur Terre ? C'est la facilité. De la même manière que Jane - la femme de Tim -  finit par devenir alcoolique. La boisson est aussi un refuge. Je cherchais à interroger l'évolution des comportements humains lorsque le travail n'est plus disponible.

Par ailleurs, c'est peut-être triste, mais mes personnages sont aussi des gens extrêmement impliqués, mûs par ce qu'ils aiment. On peut voir quelque chose de mauvais dans le travail, mais aussi du bon en ce que c'est extrêmement motivant. Ce sont les deux revers de la médaille : autant le travail donne un certain sens à votre vie, autant, une fois qu'il disparaît, il laisse un espace vide et nous pousse à nous demander s'il était réellement plus important que notre famille, que nos loisirs, les voyages, ou d'autres expériences encore. C'est une question cruciale. En Amérique, elle devrait être plus souvent posée.

J'ai écrit ce livre avant la grande crise économique mondiale. On réalise à présent que l'argent n'est peut-être pas si important qu'il le semblait puisqu'on n'en a plus autant qu'avant. Pourtant, que va-t-on faire ?

 

Tim n'est pas le seul à adopter un comportement étrange. Au fil du roman, des phénomènes inhabituels se manifestent, à l'image de ces abeilles qui envahissent subitement le ciel de Manhattan... D'où cette image a-t-elle surgi et que signifie-t-elle pour vous ?

 

La météo est étrange et la nature très bizarre. Ce dont Tim souffre est un stimulus mystérieux. Je voulais donner au monde environnant un stimulus semblable. Or, actuellement le monde semble malade. Peut-être est-ce le réchauffement climatique. Les débats sont sans fin pour déterminer les causes de ces phénomènes. Mais cela ressemble incontestablement à une mystérieuse maladie : on en ignore le nom, on ne sait pas trop quel diagnostic établir ni comment y remédier. Cela renvoie à la maladie de Tim. C'est la raison pour laquelle j'ai fait intervenir les abeilles, les corbeaux, cette étrange tempête et les feux de forêts. Tim a à la maladie la même relation que le monde entretient avec cette évolution climatique étrange.

 

En contrepoint au chaos environnant, la famille tient une place importante. Cependant, le modèle que vous proposez rompt avec celui de la famille traditionnelle, unie et stable. Il semble presque que la forme de bonheur atteint par cette famille quelque peu dysfonctionnelle, soit plus authentique que celui qu'une famille plus conventionnelle peut laisser entrevoir...

 

Je pense que pour être authentique, le bonheur doit être gagné. Le bonheur facile est de peu de valeur et ne va pas durer. Il faut se battre et souffrir dans une certaine mesure pour atteindre un bonheur véritable. Et c'est au travers de ces souffrances et de ses batailles que l'on prend conscience de ce qui a de la valeur, des personnes qui méritent que l'on se batte pour conserver leur affection, et des autres...

Dans le cas de Tim, le bonheur serait l'amour qui émerge du chaos qu'il traverse. Et ceci n'arrive que parce qu'ils ne peuvent plus désormais considérer que l'union avec sa femme va de soi. Ils doivent s'interroger et décider ou non de se battre pour la conserver.

 

Et dans le cas de Tim, la famille est essentiellement composée de femmes, aux caractères bien affirmés. Avez-vous délibérément accordé cette place à des caractères féminins ? Représentent-elles en enjeu particulier au niveau de l'écriture ?

 

Je leur accorde de l'importance certainement parce que je suis un homme...

Surtout, les personnages féminins sont amusants à écrire. Je cherche à créer des personnages qui optimisent leur intelligence : leur sensibilité émotionnelle, leur vocabulaire... tout ce qui les définit doit être autant, voire plus, intelligent que ce que je pourrais faire. Je les conçois un peu comme des extensions de moi-même et j'espère qu'ils récupèrent ce qu'il y a de plus intéressant en moi. En ce qui concerne les femmes, elles sont différentes puisque je n'en suis pas une ! C'est donc un jeu littéraire intéressant que je m'efforce de mettre en place, un balancement entre entrer en empathie avec elles, tout en ne comprenant pas tout à leur sujet non plus... Mais je fais au mieux ! Dans mon premier roman, il y avait un personnage féminin très fort. Peut-être cela est-il dû au fait que ma mère était elle-même une femme forte... Mais dans tous les cas, pour être vrais et intéressants les personnages doivent être forts.

 

Surgit également la question de la normalité, car s'ils sont forts, ces personnages sont également non conventionnels...

 

Quand on est malade, on se retrouve presque automatiquement rejeté de la société - même quand on n'a qu'un rhume. On se prend à regarder avec agressivité toutes les personnes bien portantes qui nous entourent et l'on se sent un peu exclu. Aussi se sent-on particulièrement solitaire lorsqu'on est atteint d'une maladie qui ne peut être nommée, diagnostiquée ou soignée. Tim commence à agir bizarrement : il porte un sac à dos, des chaussures de randonnée au travail alors qu'il avait l'habitude de porter des chaussures à 500 dollars et un costume... Il en vient même à débarquer avec un casque de vélo sur la tête. Il a donc une apparence extérieure très étrange qui n'a pas sa place dans la société. On ne peut pas être a-normal.

 

Mais ce comportement est extrême. Il peut y avoir des degrés de bizarrerie intermédiaire. La maladie de Tim doit-elle être vue comme une métaphore, une manière de critiquer les conventions sociales et la façon dont elles orientent notre regard, nous poussant à rejeter tout ce qui a tendance à sortir du cadre ?

 

Ce n'est pas vraiment une métaphore car Tim a vraiment une allure très étrange. On peut faire de nombreuses lectures métaphoriques du livre, mais j'espère que le roman fonctionne également avec une lecture plus littérale. C'est ce que j'espère avant tout. Je préfère laisser aux lecteurs le soin d'y lire, d'y trouver les métaphores qu'ils souhaitent plutôt que de les leur imposer.

 

Vous ne parleriez donc pas d'intentions d'écriture qui motiveraient tel ou tel projet en ce qui vous concerne ?

 

Pas vraiment. En revanche, je pense que si une histoire est bien racontée, des lectures métaphoriques doivent naturellement surgir.

 

De par les vagabondages de Tim entre le centre et les banlieues, la ville, le motif urbain est omniprésent au point d'agir comme un personnage à part entière, qui souligne les décalages et les écarts sociaux. Quel rapport entretenez-vous avec la ville ?

 

C'est un lieu de tous les possibles. On peut y faire ce qu'on y veut. Dans une certaine mesure cela nous apporte donc toutes sortes de distractions, ce qui peut être bon ou mauvais parce qu'être en permanence distrait peut vous conduire à oublier des choses plus importantes. Mais le bon côté est que, si l'on est suffisamment ouvert, l'on devient ainsi plus curieux du monde qui nous entoure. Pour moi, la ville est une source de fascination puisqu'elle montre lune grande palette des activités humaines, même si cela n'empêche pas qu'il y ait un tas de choses que les gens font que je ne comprends  pas (comme jouer au basketball à Bryant Park, passer la journée à faire du vélo dans Manhattan alors que je passerai plutôt la journée étendu dans Central Park, à lire). La diversité de ces gens m'est donc totalement étrangère. Et c'est pour cette raison qu'ils m'attirent, pas pour y participer mais pour les observer. New York est une ville de 8 millions d'habitants qui font 8 millions de choses différentes. Sa diversité est à la fois belle et effrayante.

 

Mais un tel mouvement, une telle foule ne peut-elle être considérée comme une forme d'aliénation ?

 

C'est aliénant pour quelqu'un qui a beaucoup d'argent et qui agit conformément à la norme. Mais quand on est malade, on est de toute façon mis à l'écart. Avec son activité permanente, New York est la meilleure ville où être quand on est rejeté. Si Tim marche autant, ce n'est pas forcément pour fuir, mais surtout parce que son corps, sur lequel il n'a plus aucun contrôle, le lui commande.

 

Cette maladie assez surprenante existe-t-elle ou l'avez-vous inventée ?

 

Je l'ai complètement inventée. Je ne me souviens plus de la façon dont l'idée est venue. Mais ce à quoi l'on pense en premier quand on songe à la maladie est la lente déchéance du corps : le cancer, qu'il faut combattre pour revivre ; Parkinson, qui contraint à utiliser une chaise roulante... Il est souvent question de la dégradation du corps. Paradoxalement toutefois, le cancer est une maladie extrêmement forte et vivace puisque les cellules infectées sont suffisamment fortes pour tuer celles qui sont saines. Je voulais m'intéresser au caractère vivace de cette maladie et l'externaliser dans une certaine mesure, raison pour laquelle son corps est si fort qu'il entraîne Tim.

 

Son corps reflète un peu l'accélération de l'époque contemporaine, où l'on doit faire toujours plus de choses, toujours plus vite...

 

Oui, c'est une période extrêmement frénétique. Mais en ce qui concerne le narrateur, son souhait est tout à fait simple : il désire s'asseoir à un bureau, stopper cette frénésie, cette folie, s'asseoir, travailler, lire, ne pas travailler. Le tiraillement réside plutôt entre immobilité et action. Je pense que c'est une description assez exacte du monde moderne : combien de temps accorde-t-on à la réflexion, à la concentration, à faire l'effort d'être patient ? Ce sont des valeurs qui ont tendance à disparaître dans le monde actuel. Tim a donc une maladie très actuelle.

 

Votre roman comporte des pans scientifiques et juridiques assez précis. Quelle a été votre méthode de travail pour le composer ?

 

Je me suis documenté à partir de manuels de médecine pour avoir quelques notions et du vocabulaire. Il faut trouver le bon dosage pour être crédible sans être ennuyeux. J'ai donc fait des recherches jusqu'à ce que je pense en savoir suffisamment sur un point. Ensuite, j'avançais sur autre chose. En ce qui concerne les aspects juridiques du roman, je les ai plus acquis sur la durée, en en parlant avec des amis, avec ma femme... De temps à autre je demandais une précision ponctuelle, mais globalement j'avais compris suffisamment de choses pour avoir le sentiment d'être « bilingue » en la matière, pas pour arbitrer une affaire évidemment, mais assez pour savoir quel était le rythme d'un cabinet d'avocats.

 

Le titre français met l'accent sur le corps tandis que le titre anglais insiste sur la notion d'inconnu. Y a-t-il une dimension qui vous tient le plus à cœur ?

 

J'apprécie cette traduction ( Le Pied mécanique, traduction littérale d'un poème d'Emily Dickinson) car le vers d'Emily Dickinson est important pour le livre. Mon objectif était de mettre l'accent sur le corps et pointer l'illusion que l'esprit peut avoir d'être libre de sa volonté. Je ne nie absolument pas que l'on air un libre-arbitre, mais il y a des choses que le corps impose auxquelles on ne peut se soustraire : si on a faim, on ne peut l'ignorer ; si on est malade, on devra se coucher pour récupérer ; si on est en surpoids, on devra faire des efforts pour maigrir, sans garantie que ce soit suffisant. Le corps a donc sa volonté propre. On a tendance à penser que la liberté de l'esprit est première, qu'elle est ce qu'il y a de plus instinctif chez l'homme. Alors que je pense qu'elle est bien plus limitée.

 

D'où la tendance à vouloir réguler les écarts du corps en le médicalisant, le régulant avec différents cachets pour contrer toutes les défaillances...


Oui. Une des idées les plus répandues actuellement est que l'on doit toujours avoir des expériences optimales dans un monde civilisé, riche, qui vous donne les moyens nécessaires : le plus d'argent possible, le plus de bonheur possible etc... Etant donné que c'est rarement le cas, beaucoup de personnes prennent un cachet, ce qui est un réflexe compréhensible. Mais on a tendance à oublier que la médecine continue à être un art, non une science. Reconnaître les limites de l'homme ne pourra qu'apporter plus de bonheur. Mais ce savoir est dur à apprendre. La maladie est un des moyens de l'acquérir.

 

Quelles sont vos influences? Avez-vous le sentiment d'appartenir à un groupe littéraire ?

 

Bien sûr qu'il y a des auteurs que j'admire (Beckett et Dickinson entre autres, qui sont des références ouvertes). Toutefois, j'ai surtout le sentiment, comme dans une famille où l'on est liés par des chromosomes communs, d'appartenir à une famille d'écrivains américains qui accordent une place prioritaire au style. Mais il y a aussi des chromosomes qui vous sont plus étrangers, qui font que l'on doit faire son chemin tout seul et trouver sa propre voix. S'il y a

des écrivains dont je me sens proche, je ne pense heureusement pas écrire tout à fait comme ils le font.

 

Le Pied mécanique

Joshua Ferris

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Dominique Defert

Éditions Jean-Claude Lattès

22 € - 362 p.

 

 

 

 

Monday, 21 November 2022 23:45
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enard« Ces coups de téléphone que nous craignons tous au milieu de la nuit, à trois heures du matin », Mathias en a reçu un. À l’autre bout du fil, Jeanne ou plutôt son silence, bientôt suivi d’un « c’est Vladimir » à peine perceptible. L’un des trois personnages qui forment, depuis plusieurs années, leur triangle amoureux vient de mourir. Pour accompagner une dernière fois son ami défunt, Mathias décide de prendre le train, de conduire le corps de Vladimir jusqu’à Novossibirsk, en faisant défiler les verres de vodka au rythme des kilomètres, des souvenirs et la campagne sibérienne. Ce voyage en transsibérien, Mathias Enard l’a effectué il y a tout juste un an dans le cadre de l’année France-Russie, en compagnie de plusieurs autres écrivains et poètes français. Pour Zone Littéraire, il remonte dans le temps et dans le train.

Sunday, 10 July 2023 17:03
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reverdyface1Du néant sort peut-être la vérité. Avec ce quatrième roman, Thomas Reverdy se penche sur le destin de plusieurs personnages, morts une première fois le 11 septembre. L’envers du monde, c’est à la fois une quête de rédemption, une réflexion sur l’absence, et une intrigue policière. Un vrai roman en somme. Rencontre.

Tuesday, 28 September 2023 17:40
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jourdanface On dit souvent qu’un parfum est un secret bien gardé, une empreinte personnelle que l’on laisse sur les gens… C’est la première chose qui me saisit quand je rencontre Juliette Jourdan : son parfum, effluve doux et léger qui ne me quittera pas tout au long de l’entretien. Quelques trois heures et un café gourmand plus tard, je suis frappé par autre chose : Juliette s’est réellement confiée… Sur elle-même, sur la « problématique transsexuelle » en France, et sur la littérature surtout. Portrait d’une belle personne et d’une romancière que l’on est fier d’avoir rencontré…
Wednesday, 21 July 2023 14:28
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moliaface2Après la publication de quatre livres - trois romans et un recueil de poésie - Xabi Molia a investi le terrain cinématographique. Son premier film, Huit fois debout, avec Julie Gayet et Denis Podalydès, vient de sortir en salles. Autour de cette « première », Xabi Molia revient sur son parcours, ses influences, ses doutes et ses (nombreux) projets.
Thursday, 27 May 2023 23:25
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kaddourfaceA droite : les années 20, la montée du fascisme à Londres, un ancien colonel de l’armée, un fait divers et du Savoir-vivre. A gauche : l’année 2008, des notes, des croquis et des Pierres qui montent. Au centre : Hédi Kaddour, 64 ans, agrégé de lettres, pas beaucoup de kilos et auteur d’un seul et imposant premier roman, Waltenberg. En publiant simultanément son deuxième et un journal de notes, il démontre grâce à son art du montage, qu’en matière de littérature, il fait preuve d’un trop rare et très élégant savoir-faire

Wednesday, 24 March 2023 20:03
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ZONE LITTERAIRE
 
Cloé Korman est « notre » premier roman. La jeune normalienne et ses Hommes-Couleurs, voyagent ensemble dans le for intérieur de deux pays qui n’en font qu’un. USA-Mexique, ou l’histoire de siamois reliés par le cœur.
 
Cloé au pays des latinos
 
Le quatrième de couv’
« En 1989, l’ingénieur Joshua Hopper retrouve à New York un ancien ouvrier mexicain, seul témoin d’un chantier ferroviaire qui a englouti dans les années 1950 des sommes considérables, mobilisé des milliers d’hommes… mais qui n’a pas laissé la moindre trace. Le récit de Grís Bandejo entraîne Josh à Minas Blancas, une petite ville au sud de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Là, au seuil du désert, l’ingénieur français Georges Bernache et sa femme Florence, une Américaine, ont dirigé les opérations sans qu’un pouce de rail soit posé. Pourtant les ouvriers n’ont cessé d’affluer : pendant des années, ils ont creusé sous terre un tunnel destiné à les conduire aux États-Unis. Joshua découvre peu à peu la vie de ces deux expatriés, isolés avec leurs enfants au milieu d’une foule mexicaine qui les fascine et les inquiète. Entre les murs du jardin des Bernache, miracle de verdure dans ce paysage pierreux, leur fille Suzanne et leurs jumeaux grandissent avec bonheur sous le regard de l’aîné, Niño, enfant adopté aux airs de dieu aztèque. Mais bien qu’ils soient complices de l’entreprise des clandestins, Georges et Florence savent aussi qu’elle risque à tout moment de les détruire. »
 
Un premier roman signifie aussi premiers lecteurs, premier éditeur, premier critique : comment la sortie s’est elle déroulée ? Sur du velours ou du velcro ?
J’ai eu beaucoup de retours positifs de Télérama, des Inrocks, du Monde… Lors de l’écriture, le livre est un sujet de beaucoup d’émotions puis devient un objet extérieur sur les rayons des librairies. C’est un moment très amusant. Quant aux lecteurs, tous pointent quelque chose de différent : les personnages, l’histoire d’amour entre George et Florence… Il y a eu un an et demi d’écriture et le retravail avec l’éditeur a été très local pour clarifier l’histoire sur quelques points. J’en suis d’ailleurs très contente.
 
On imagine qu’en sortant d’ENS Lettres, l’orthographe devait être plutôt bonne… Tout comme la grammaire et la syntaxe, d’ailleurs. Que restait-il à relire ?
On est toujours surpris au moment de recevoir le manuscrit de tous les casse-têtes et les perversités de la langue française. Ce n’est d’ailleurs pas toujours évident vu que mes personnages ont parfois une langue incorrecte : j’ai du inventer leur propre logique.
 
A vouloir inventer des patois mélanger les discours, les écrivains se prennent souvent les pieds dans le tapis…
Il y a plusieurs styles dans le livre, j’en suis d’ailleurs très contente. Le style de Hopper est transparent, celui des enfants est innocent : je ne le voulais pas naïf ni gaga, je voulais qu’il y ait quelque chose d’adulte qui leur soit particulier.
 
Vous avez travaillé dans le milieu du cinéma et vécut aux USA, est ce que l’écriture scénaristique vous a influencé ?
L’histoire cadre qui emmène les autres souvenirs est très « ciné » : c’est un procédé narratif. Tous les flashbacks en échos entre les deux histoires réunissant Joshua Hopper et Gris partent du sous sol d’une usine. Ce « noir » fait le raccord avec le sous-sol du tunnel. C’est un point de passage entre les plans narratifs : pendant l’écriture, j’écrivais puis j’intercalais l’un et l’autre.
 
On reconnaît souvent les bons écrivains à leurs métaphores… et les vôtres sont de toute première qualité. Ca se travaille comment une métaphore ?
C’est très compliqué la métaphore, il faut se méfier : ça fige le récit ! « La neige de ses cheveux… », etc. Il faut décaler le réel, utiliser des verbes provenant d’autres imageries, pour rendre l’objet visible. Les mots doivent être transparents, simples, quotidiens pour rendre la métaphore visible et audible.
 
La première scène des Hommes-couleurs donne le ton : George et Florence se rencontrent en visitant les pyramides aztèques.
Quand on visite le lieu, la végétation est extraordinaire, les agaves ne fleurissent qu’une fois après de nombreuses années. C’était frappant mais l’équilibre était difficile à trouver entre la gaieté de cette fleur et l’aridité du lieu, l’image de ces fleurs qui explosent en condense bien l’atmosphère. J’aime les natures mortes, leur sensualité, cette tradition picturale de l’immobilité : le temps qui passe, la mort, j’aime ces associations. Les natures mortes s’appliquent bien à l’environnement du Mexique.
 
Le roman s’est il construit sur le voyage ou l’imagination ?
J’étais au Mexique il y a quatre ou cinq ans pour découvrir le pays. J’en suis revenue émerveillée par la familiarité, la complicité que j’ai ressentie même si l’altérité est violente : la culture précolombienne, le rapport à la mort… Tout est différent. Les rencontres ne se sont pas faites par la langue, je ne parle pas espagnol mais le voyage m’a marquée ! J’ai écrit le roman plusieurs années plus tard en arrivant à New-York où j’ai pu prendre conscience de l’importance de la communauté hispanique lors des primaires à la présidentielle. Les latinos sont très présents et dépassent maintenant en nombre la minorité noire.
 
Qu’ont-ils apporté culturellement aux USA ? Leur histoire n’est pas celle d’un esclavage mais au contraire d’une intégration désirée.
Les américains pensent binaire : conflit/réconciliation, guerre/paix… Avec les latinos, il y a un basculement. Le bureau du recensement américain a prévu une case « ethnicity » dans ses études – c’est autorisé là-bas – avec plusieurs choix : noir, blanc… Les hispaniques à 90 % se rabattaient sur la case « autres », rien ne marchait ! En dernier recours, le bureau du recensement a permis de cocher plusieurs cases, ce qui a donné des totaux supérieurs à 100 %. Statistiquement, c’était étrange mais cela épouse mieux la réalité hispanique. En plus de cela, ils ont une culture urbaine très chaleureuse, la latinité mexicaine se nourrit de lieux publics décorés, exactement comme dans le tunnel des Hommes-couleurs. Tandis que l’urbanisme américain, c’est le développement de la maison sans lieu public.
 
Pour en revenir au tunnel, pourquoi l’entrée se situe aussi loin de la frontière côté mexicain ?
L’idée était que le lieu de départ soit vivable. Sans Minas blancas, la ville de départ que j’ai inventé, le tunnel n’aurait pas pu exister. C’est un lieu intermédiaire, hospitalier pouvant accueillir une foule de travailleurs.
 
Pourquoi est il aussi grand ? Pourquoi des dizaines de kilomètres quand un boyau étroit suffit à relier deux points ?
Parce que cette distance était en fait une durée. Le tunnel devient un lieu en lui-même qui symbolise plein d’autres mouvements de migration clandestine. Les migrants sont prêts à tout : certains traversent des bretelles d’autoroute à pied, voyagent sur des toits de wagons de marchandise. Ce sont des entreprises mortelles… mais ce tunnel je voulais le transformer un espace de vie, doux, hospitalier, qui devient un lieu de fête, une sorte de compensation fantasmée.
 
Le livre est traversé par un personnage étrange, musicien bohème, jouant d’un instrument chimérique… Est-il juste le symbole du métissage entre les cultures ?
La musique est un vecteur génial pour parler de métissage. L’avoir fait musicien n’est pas neutre : il incarne effectivement plein de personnage, mais en plus il jette le lecteur sur des fausses pistes. C’était un moyen pour moi de parler d’un peuple à travers un personnage. Cet instrument bâtard qui incarne le métissage est joué par un personnage qui a eu plusieurs vies, plusieurs identités. Dans mon histoire, il y a beaucoup de foules, je voulais leur donner un visage.
 
Avec Tristan Garcia, Vincent Message, Heddi Kaddour ou Jakuta Alikavazovic que nous recevons, la filière ENS ne semblent être jamais épuisée… N’y a-t-il pas un risque de consanguinité artistique ?
Je ne sais pas si c’est à mentionner : dans cette école, nous étions tous guidés par une passion énorme de la littérature. Certes, j’y ai appris certaines techniques, suivi l’atelier d’écriture d’Hedi Kaddour, nous avons passé des dizaines d’heures à étudier les textes mais je n’ai jamais faits de « creative writing » à l’américaine. L’ENS, il ne s’agit que de la réunion de gens qui ont énormément lu.
 
Si ce n’est à l’ENS, comment avez-vous appris à écrire ?
J’ai appris à écrire en lisant : en cas de doute je trouve toujours le bon roman pour me remettre en selle. Je suis une grande lectrice de Hugo, Conrad ou Faulkner. Hugo a une croyance dans les pouvoirs de l’écriture, un sérieux, un enthousiasme parfois grandiloquent mais il apporte la certitude que ce que nous faisons est important. J’aime Conrad pour le voyage, le souffle d’aventure et cette capacité à percer des mystères. Dans Les Hommes-couleurs, les romans mexicains m’ont aidé à créer l’atmosphère : Fuentes, Octavio Paz ou Juan Rulfo. En particulier Pedro par amour – l’histoire d’une sorte de caïd dans une zone semi aride – et Llano en flamme.
 
La littérature mexicaine est bien comme on l’imagine ? Baroque et surréaliste ?
Oui ! Baroque et surréaliste bons mots pour qualifier le Mexique et son immédiateté du fantastique. Tout le contraire de la littérature gothique européenne, en fait. La Mort et les fantômes sont là, présents et pas cachés aux personnages. Les trois auteurs que je citais sont certes mécréants mais imprégnés de cette atmosphère. Ils ont tous cette familiarité avec la mort qui est très présente dans l’imaginaire mexicain, cette façon de s’adresser à elle avec humour, en la tutoyant.
 
Les Hommes-couleurs, joli titre… Un rien d’étrangeté poétique.
J’étais contente de faire un titre qui désignait concrètement un groupe de personnage, ces artistes révolutionnaires qui sont les chefs de chantier et emmènent la construction du tunnel. En toile de fond, il y a toujours cette idée de métissage. J’aime bien être littérale dans la fabrication des personnages  établir une sorte de dialectique entre une approche primitive – en faire des figures, leur donner des attributs rares – puis de temps en temps, par éclair, entrer dans la chair, dans le portrait. J’ai essayé d’avoir cette approche picturale pour désigner une foule… avec de vrais visages. Chacun est un individu, chacun a une histoire qui le pousse à se lancer dans la migration.
 
Toute poésie assumée, il est tout de même question de politique, voire de géopolitique dans Les Hommes-couleurs…
La grande Histoire, c’est l’immigration de millions de personnes aux USA qui ont franchi la frontière. La petite histoire, c’est celle de la famille Bernache, témoin et protectrice de cette entreprise. Victime aussi : un des gamins fout le camp… une manière de refléter dans l’intime, le vécu quelque chose de plus ample. Florence et Georges se métissent eux-mêmes dans le pays ou ils décident de vivre.
 
Ce sont des utopistes ?
Non, ils sont en fait apolitiques, non utopistes, non révolutionnaire et profondément athées dans un univers très croyant où tout le monde vénère la vierge de Guadalupe. Le contexte historique est pourtant dur : le Mexique a connu en 1968 le massacre des étudiants sur la place des Trois Cultures de Tlatelolco – 2 000 morts officiellement. Aujourd’hui personne ne se souvient, alors que ça s’est passé à un mois des Jeux olympiques où ces athlètes américains levèrent le poing avec un gant noir pour dire qu’ils n’étaient pas des animaux de course.
 
Je ne vais pas me fouler pour la dernière question : quels sont vos projets ?
J’ai des idées de romans, du matériel qui s’accumule mais ce ne sera pas basé sur des voyages aussi lointains : j’ai envie de revenir à des thèmes politiques. Il faut encore que je ressasse tout ça pour que l’histoire y prenne sa place.
 
Propos recueillis par Laurent Simon
 
Cloé Korman
Les Hommes-couleurs
Ed. Seuil
240 p. – 18,5 €
 
corman3Cloé Korman est « notre » premier roman. La jeune normalienne et ses Hommes-Couleurs, voyagent ensemble dans le for intérieur de deux pays qui n’en font qu’un. USA-Mexique, ou l’histoire de siamois reliés par le cœur.
Tuesday, 23 March 2023 11:54
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Zone rencontre… Valentine Goby
Elle est arrivée avant nous, bavarde gaiement avec Patrick Grainville, et nous accueille le sourire aux lèvres. Avant de commencer on partage un verre, elle avoue parler beaucoup... Valentine Goby n’est plus une inconnue dans le paysage littéraire. Depuis 2002, elle fait discrètement son chemin, obtient les saluts de la critique, publie beaucoup, en jeunesse notamment. Son sixième roman, Des corps en silence, nous a tapé dans l’œil. Pour son thème, le désir, pour ses héroïnes, Henriette et Claire qui, à un siècle de distance font face au même effroi : celui qui nous saisit quand le désir dans le couple faillit.
Comment s’est articulée l’élaboration du récit entre ces deux femmes : l’une a-t-elle entraînée l’autre ?
On ne m’a jamais posé cette question ! En fait, c’est d’abord moi qui ait entraîné l’histoire, ce qui est une première ! D’habitude, je parle toujours des choses qui me tiennent à cœur à partir de l’histoire des autres, j’investis mes personnages. Cette fois j’avais vraiment le souhait de parler de choses importantes pour moi, faisant partie de l’univers de jeunes femmes de ma génération, en l’occurrence ce questionnement fondamental sur l’identité, la quête des origines, mais au delà de la femme/mère. A savoir : qu’est-ce qu’on désire vraiment ?
On pourrait donc dire que ça part de Claire, puisque ça part de moi. Elle a mon âge, elle vit dans un monde proche du mien. En même temps j’étais travaillée depuis longtemps par le fait divers d’Henriette Caillaux, qui tue ce directeur du Figaro dans un élan de passion morbide.
Henriette Caillaud en 1913 ici, la Deuxième Guerre dans L’Echappée, l’Afrique colonisée dans Les Antilopes… D’où vient cette collusion entre vos romans et l’Histoire ?
J’écris des romans qui sont des rencontres entre un questionnement personnel et un événement extérieur pouvant se prêter à une trame fictionnelle. En fait, j’écris sur l’absence, sur ce qui manque. Il y a ce que je porte, ce que l’Histoire propose et il y a surtout tout ce qu’on ignore : c’est ce qui me donne l’envie d’écrire, en sachant que la fiction s’appuie toujours sur le réel. Dans le réel il y a moi, le fait divers, l’histoire… Ce qui me permettra d’appuyer la trame romanesque. Il n’y a pas de roman sans ça.
Souvent un personnage va incarner mon propre questionnement. Ce sont souvent des personnages historiques parce que je suis passionnée d’histoire, je lis et cherche beaucoup, notamment des gens emblématiques de certaines questions, de leur époque. Ils me hantent souvent un certain temps avant que je les incarne. C’était le cas par exemple dans mon dernier roman (Qui touche à mon corps je le tue) de Marie Louise Giraud, avorteuse guillotinée en 1943.
Il s’agit donc d’un goût surtout personnel ?
Non. Ma formation aussi m’a amenée à être curieuse de tout ça. J’ai fait Science-po, non pas dans l’optique de devenir une femme politique, mais pour embrasser le monde. Parmi les différentes façons de le regarder que j’ai apprises là-bas, c’est celle de l’Histoire qui m’a le plus attirée. J’ai fait un peu de recherche et je me suis surtout intéressée à l’école de la microhistoire. Celle-ci s’attache aux vies ordinaires dont l’addition crée un événement historique. L’événement me passionne assez peu mais la plus petite entité, beaucoup plus. D’où mon intérêt pour le fait divers, ma sélection d’un certain nombre de phénomènes qui apparaissent dans les manuels scolaires comme périphériques et qui forment au contraire pour moi des zones de recherches et d’invention, d’autant plus qu’ils ont justement été peu investis.
C’est l’origine de votre inspiration alors ?
Ce qui compte pour moi, avant même le sujet, c’est d’abord l’écriture. Il faut que le livre soit un objet qu’on puisse tenir à distance, travailler comme une matière. Or l’histoire me permet de le tenir à distance dans l’espace mais aussi dans la géographie - je place souvent mes livres dans des lieux que je ne connais pas du tout et que je regarde de loin ! Je peux ainsi travailler la construction du discours, la syntaxe, la rythmique de façon totalement indépendante de moi. Je serai incapable d’écrire de l’autofiction à cause de l’incapacité de transformer ma matière en objet. Certains le font très bien, comme Camille Laurens. L’Histoire est donc une vraie aubaine pour moi, de faire ces déplacements, de parler de choses de façon à la fois très intime et très objectivée.
Revenons à ce livre, on a l’impression dedans que vous considérez que la fin du désir équivaut à la fin du couple… Or, à part le vain combat ou le renoncement, n’y a-t-il pas une troisième voie, celle qui « oublie » le passionnel pour quelque chose de plus tranquille… ?
Si, c’est ce que j’appelle le confort bourgeois ! C’est très tentant…
Mais justement vous ne l’évoquez même pas comme possibilité : vous n’y croyez pas ?
J’essaie de penser que ça peut être évité ! Mais je n’en suis pas certaine. Le désir est vraiment un moteur fondamental de l’existence, et pas seulement le désir de l’autre mais celui de soi. Ca part du corps, de la sexualité mais c’est finalement une dimension qui s’étend sur toute la vie et dont le moteur est en fait la conquête, celle de ce qu’on ne connaît pas. De soi bien sûr, de l’autre, d’une vie, de projets familiaux, professionnels… Il me semble que l’envie de vivre vient de là.
C’est un des points communs de vos personnages, le désir à tout prix…
Oui. Ce qui lient mes deux personnages, au delà du siècle qui les sépare, c’est ce refus de la fatalité et cette volonté de faire du désir un moteur fondamental de l’existence. Ces femmes le relient beaucoup à leur couple, à la sexualité mais c’est une métaphore de l’esprit de conquête. La tentation du confort nous habite tous mais pour moi, c’est une forme de renoncement à nous-même. On est dans une oscillation perpétuelle entre la tentation de la sérénité, qui passe donc par ces renoncements, et la nécessité de se sentir vivant, bien plus exigeante. Chacun essaie de tenir une ligne tenace entre ces deux exigences mais il n’y  pas forcément de réponse à ça. Ce que j’ai d’ailleurs essayé de faire avec ce roman est d’avantages de poser des questions que de donner des réponses.
Ceci dit, il y a des gens incapables d’équilibre. C’est le cas d’Henriette qui a découvert la passion tardivement, notamment la jouissance, qui du coup est tombée dans une dépendance totale de révélation de soi. Il y a des choses auxquelles on ne peut pas renoncer. Elle est donc dans un projet jusqu’au boutiste qui propose comme alternative soit le désir, soit la mort. C’est une sorte d’idéal intemporel dont si nous étions vraiment sincères envers nous-même, nous pourrions tous nous revendiquer. Mais l’abdication fait partie de notre humanité !
L’un des éléments importants et communs aux deux héroïnes ici, c’est le piano, et donc plus largement la musique, comme dans d’autres de vos romans. L’amant allemand dans L’Echappée est pianiste, dans La Note sensible, un personnage est violoncelliste…
Ma vie idéale serait d’avoir été musicienne, voire compositrice mais je n’ai pas ce talent. J’ai beaucoup « joué » au piano. Mais incapable de génie, cela reste un jeu. J’essaie donc de faire avec les mots ce que je suis incapable de faire avec la musique. Une forme de poésie, de composition rythmique émotionnelle. Si je suis vraiment sincère, il y a un personnage dans ce livre qui est très proche de moi, c’est Juliette, la fille d’Henriette. Je suis arrivée à la musique à cause d’un handicap physique, la probabilité d’une paralysie de mon bras droit. Je raconte mon histoire à travers Juliette. J’éprouve une grande gratitude envers la musique : je le dis dans le livre, c’est d’abord « une barrière contre la mort ». Avant même d’éprouver une quelconque sensibilité esthétique, la musique est d’abord quelque chose de vital qui m’a conservé ma main : or c’est la main avec laquelle j’écris…
En revanche, je ne suis pas quelqu’un d’érudit, mais j’ai une sensibilité extrême à la musique : elle me rend très fort et très faible. Elle m’envahit complètement, c’est très physique. C’est ce que j’essaie d’expliquer aux enfants que j’ai en atelier d’écriture : « Vous n’avez pas besoin de savoir, pour être traversé par la musique. Le son c’est d’abord une onde, une vibration, c’est un phénomène physique, et non cérébral. Vous n’avez besoin de rien pour être ému, il vous suffit d’ouvrir une porte dans votre cerveau. » Et le vrai plaisir, c’est que ça marche.
Parlons des enfants justement. La filiation est centrale dans le roman : c’est finalement le souvenir de sa fille qui retient Henriette, comme Claire dit que sa fille est « son seul horizon ». On imagine que pour vous c’est l’essentiel ?
C’est l’essentiel mais c’est le plus dur à tenir. Mes personnages ne font en effet pas le sacrifice de l’enfant né. Mais cela implique un certain sacrifice de soi et je peux comprendre qu’on ne puisse pas toujours y arriver. Mes héroïnes sont d’ailleurs dans une hésitation constante : est-ce que c’est moi qui compte ou l’autre ? Cela fait partie des grandes questions que je me pose : qu’est-ce qu’être une mère ?  Cela revient à faire la part du devoir et du désir. Ceci étant, l’enfant a une position ambivalente : il est à la fois un rempart contre le désespoir absolu – parce que le sentiment de devoir réel qu’on a envers lui empêche beaucoup de chutes définitives – et un empêcheur. Il empêche notamment de pouvoir traverser la douleur.
Ainsi, pour Claire, sa fille est un rempart contre la perdition, mais elle l’empêche aussi de faire le deuil du couple, ce qui serait pourtant salvateur. Mais parce que l’enfant est là, il y a une incapacité à tomber dans la souffrance. Or je crois que c’est très nécessaire. C’est d’ailleurs le dilemme que traversent mes deux personnages : il n’est pas seulement question de savoir ce qu’une femme fait de son couple, mais ce qu’une mère en fait.
Revenons à ces femmes face à la perte du désir : l’une choisit la reconquête, l’autre la fuite. Or, la dernière phrase du livre qui concerne Henriette explique qu’avec ce meurtre passionnel, elle tient son mari « dans un amour forcé ». Ce n’est pas vraiment une victoire…
Non bien sûr. Celle qui gagne c’est celle qui est lucide, qui est la moins glorieuse, la moins romanesque, celle qui ne sait pas comment rentrer chez elle, qui assume l’énorme difficulté de cette vie tout à fait ordinaire avec un enfant toute seule, bref de changer de vie.
Parce qu’Henriette au contraire ne veut pas changer de vie, elle veut la même chose qu’au début. Elle veut garder ce truc hallucinant, ce feu d’artifice du début, qu’elle n’a pas connu avant parce qu’elle était dans un mariage conventionnel où le désir, la sexualité n’avaient pas leur place. Et quand elle a eu accès à ça, elle ne pouvait plus s’en défaire.
Claire a l’air plus ordinaire, moins romanesque mais elle est capable de rupture, ce qui est très courageux. J’aime beaucoup mes personnages mais pas pour les mêmes raisons. J’aime Henriette pour son jusqu’au boutisme qui est prêt à tous les sacrifices, bien qu’au dernier moment on voit qu’elle n’est pas prête à celui de l’enfant. Elle veut absolument préserver une vision idéale du couple. Mais il y a chez Claire, qui est une femme d’aujourd’hui, quelque chose que moi je reconnais à mes contemporaines : leur grande lucidité sur leur possibilité d’indépendance, leur devoir à l’égard de leurs enfants, mais aussi à l’égard d’elles-mêmes, de dignité, de respect de soi. Et cela passe par l’idée qu’on peut recommencer.
J’ai une espèce d’admiration de l’ordinaire, de l’humble. Claire représente vraiment beaucoup de femmes d’aujourd’hui, et je ne trouve pas qu’elle soit lâche, contrairement à ce qu’on m’a déjà dit – surtout des hommes d’ailleurs ! Je leur dis : « Vous demandez aux femmes d’être des héroïnes tragiques, mais je crois qu’il y a un certain courage à assumer le réel. »
Propos recueillis par Maïa Gabily.
gobyfaceElle est arrivée avant nous, bavarde gaiement avec Patrick Grainville, et nous accueille le sourire aux lèvres. Avant de commencer on partage un verre, elle avoue parler beaucoup... Valentine Goby n’est plus une inconnue dans le paysage littéraire. Depuis 2002, elle fait discrètement son chemin, obtient les saluts de la critique, publie beaucoup, en jeunesse notamment. Son sixième roman, Des corps en silence, nous a tapé dans l’œil. Pour son thème, le désir, pour ses héroïnes, Henriette et Claire qui, à un siècle de distance font face au même effroi : celui qui nous saisit quand le désir dans le couple faillit.
Monday, 22 March 2023 18:14
Publié dans Interviews
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